Keï Khosrou

Combat de Guiv et de Firoud

...

Guiv ayant ainsi parlé, revêtit promptement sa cuirasse et s’élança comme un bélier sauvage qui grimpe sur une montagne.

Lorsque Firoud fils de Siawusch l’aperçut, il poussa un profond soupir et dit :

Dans cette vaillante armée, ils ne savent pas distinguer entre la montée et la descente.

Ils sont tous plus braves les uns que les autres, ils ressemblent au soleil brillant dans le signe des Gémeaux ;

Mais leur Pehlewan n’a pas de sens et une tête privée de jugement est comme un corps sans âme.

Je crains qu’ils ne réussissent pas à se venger du Touran, à moins que Khosrou n’y aille lui-même et alors lui et moi nous nous entraiderons pour venger notre père et mettre nos ennemis sous nos pieds.

Dis-moi le nom de ce cavalier orgueilleux qui fera pleurer les siens sur l’impuissance de sa main et de son épée.

Tokhareh jeta un court regard de la haute crête de la montagne vers la vallée et répondit :

C’est un terrible dragon, dont le souffle fait mourir l’oiseau dans l’air ;

C’est lui qui a lié les mains à ton grand-père Piran et qui a battu deux armées de Touraniens.

Il a rendu orphelin maint enfant, il a traversé bien des montagnes, des fleuves et des déserts ;

Il a privé de leurs fils bien des pères et a mis le pied sur le cou de maint lion.

C’est lui qui a emmené ton frère dans l’Iran et qui a traversé le Djihoun sans barque.

On l’appelle Guiv, c’est un éléphant et dans les combats il est puissant comme les flots de l’Indus.

Tu auras beau raidir, à l’aide de ton anneau la corde de ton arc, les flèches ne perceront pas sa cotte de mailles ;

Car Guiv s’est revêtu, pour ce combat, de l’armure de Siawusch, qui n’a rien à craindre de la pointe d’un trait.

Tends donc ton arc et dirige ta flèche contre son cheval, car tu réussirais peut être à blesser ce lourd destrier et alors vraisemblablement Guiv se trouvant démonté s’en retournera, le bouclier suspendu à son cou, comme a fait le Sipehbed.

Le courageux Firoud banda son arc, en frotta la courbure avec la paume de la main, lança la flèche contre le poitrail du cheval et le vaillant Guiv fut obligé de mettre pied à terre et de s’en retourner.

Tous les échos du mont Siped retentirent d’éclats de rire et cette moquerie jeta le trouble dans le cerveau de Guiv.

Tous les braves vinrent à sa rencontre, disant :

Gloire à Dieu !

Ton cheval seul est blessé, ô noble héros et tu ne l’es pas ;

Tu n’as pas succombé, grâce au dispensateur de la justice.

Bijen arriva dans ce moment, rapide comme le vent et adressa à son père des paroles irrespectueuses :

Ô héros !

Toi qui as vaincu des lions, toi dont la main a toujours été prête à frapper, toi qu’un éléphant n’aurait pas osé combattre !

Comment as-tu tourné le dos devant un cavalier seul, toi dont la main a toujours été l’âme de la bataille !

Un Turc a blessé ton cheval et tu reviens tout étourdi comme un homme ivre ?

Guiv lui répondit :

Quand mon destrier a été blessé, je l’ai laissé sur-le-champ.

Il ajouta quelques paroles sévères, sur quoi Bijen lui tourna le dos.

Guiv fut courroucé de ce que son fils riait de lui et le frappa sur la tête avec son fouet en disant :

N’as-tu pas appris de ton maître que tout en se battant il faut réfléchir ?

Mais tu n’as ni cervelle, ni sens, ni intelligence et malheur à celui qui élève un enfant comme toi !

Ces paroles de colère remplirent d’amertume le cœur de Bijen et il jura par Dieu le maître du monde qu’il n’ôterait plus la selle de son cheval jusqu’à ce qu’il eût vengé la mort de Zerasp, dût-il périr lui-même.

Il se rendit chez Kustehem, le cœur plein de douleur, la tête remplie du désir de la vengeance et lui dit :

Donne-moi un de tes chevaux, qui soit ardent et me porte facilement sur cette montagne, car je vais me couvrir de mon armure de bataille et montrer comment doit se comporter un homme.

Il y a un Turc sur la crête de la montagne et toute l’armée le regarde ;

Je vais le combattre car ce qu’il a fait m’attriste l’âme.

Kustehem lui dit :

Cela n’est pas raisonnable ;

Ne flaire pas follement la feuille de l’arbre du malheur.

Quand il faudra nous remettre en marche, nous trouverons beaucoup de montées, de descentes et de plaines et je n’ai plus que deux chevaux qui peuvent me porter quand je suis revêtu de ma cuirasse.

Or si ce Turc m’en tuait un, je n’en trouverais plus de pareil pour la marche, la vigueur et la taille.

Zerasp le maître du monde, Rivniz, Thous qui compte pour rien toute la terre et ton père qui attaquerait un éléphant furieux et ne daigne pas jeter les yeux sur la sphère qui tourne, sont tous revenus découragés de cette entreprise et personne n’a pu attaquer ce rocher.

Il n’y a que l’aile du vautour ou de l’aigle qui puisse porter quelqu’un dans ce château.

Bijen lui répondit :

Ne me brise pas le cœur.

Je suis résolu d’employer toutes mes forces.

J’ai juré solennellement par la lune, par le maître du monde et par le diadème du roi, que je ne détournerai pas la tête de mon cheval de cette montagne, dussé-je périr comme Zerasp.

Mais puisque tu ne veux pas me donner un cheval pour que je puisse venger Zerasp, j’irai à pied, fièrement comme Aderguschasp.

Kustehem lui répondit :

Je ne voudrais pas qu’un cheveu tombât de ta barbe et si j’avais cent mille chevaux et que la queue de chacun fût ornée de pierreries dignes d’un roi, je ne te les refuserais pas, ni mes trésors, ni ma vie, ni ma massue, ni mon épée.

Va, regarde tous mes chevaux, choisis celui qui te convient le plus, fais-le seller et s’il est tué, je ne t’en ferai pas de reproches.

Or il avait un destrier courageux comme un loup, à l’encolure fine, ardent et fort et le jeune homme plein d’ambition le fit caparaçonner.

Le cœur de Guiv se remplit de tristesse à cette nouvelle, car il pensait à la manière dont Firoud tirait de l’arc.

Il fit appeler Kustehem et lui parla longuement de la jeunesse de son fils, auquel ensuite il envoya la cuirasse et le casque royal de Siawusch.

Kustehem apporta cette armure de bataille à Bijen, qui s’équipa comme il convient à un brave et se mit en route pour le mont Siped, déterminé à se venger.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021