Lorsque le soleil brillant leva sa tête et que le corbeau aux plumes noires plia ses ailles, Rustem se revêtit de sa cuirasse de peau de léopard et monta sur son dragon bondissant.
Or il y avait entre les deux armées un espace de deux farsangs sur lequel personne n’osait s’aventurer.
Rustem se rendit sur ce champ de bataille, après avoir placé sur sa tête son casque de fer.
Toute amertume naît du désir d’agrandissement ; puissions-nous rester étrangers aux passions !
De son côté, Sohrab passait la nuit dans une assemblée, buvant du vin et écoutant le chant des chanteurs.
Il dit à Houman :
Ce lion qui doit se mesurer avec moi dans le combat a une stature aussi hante que la mienne et son cœur ne tremble pas dans la lutte ; sa poitrine, ses épaules et ses bras sont semblables aux miens ; tu dirais qu’un habile homme nous a alignés au cordeau.
Quand je regarde son pied et son étrier, je suis ému de tendresse et mon front se couvre de honte.
Je trouve en lui les signes que ma mère m’a indiqués et mon cœur en tremble un peu.
Je crois que c’est Rustem, car il y a peu de braves dans le monde comme lui.
Il ne faut pas que je combatte mon père et que je lutte follement avec lui. »
Houman lui répondit :
Rustem m’a été quelquefois opposé dans la guerre et je sais ce que ce brave a fait avec sa lourde massue dans la guerre du Mazenderan ; le Raksch de ce guerrier ressemble au Raksch de Rustem, mais il ne frappe pas la terre comme lui et ne laisse pas la même empreinte. »
À l’aube du jour, lorsque le soleil commença à montrer ses rayons et que les braves se réveillèrent, Sohrab se revêtit de sa cuirasse de guerre, la tête pleine du combat, le cœur encore plein du festin.
Il courut au champ de bataille en poussant des cris et tenant dans sa main une massue à tête de bœuf.
Il s’adressa à Rustem le sourire sur les lèvres, tu aurais dit qu’il avait passé la nuit avec lui amicalement et lui demanda :
Comment as-tu dormi, comment t’es-tu levé ce matin ?
Pourquoi as-tu préparé ton cœur pour la lutte ?
Jette cette massue et cette épée de la vengeance, jette tout cet appareil d’un combat impie.
Asseyons-nous tous deux à terre et adoucissons avec du vin nos regards courroucés.
Faisons un traité en invoquant Dieu et repentons-nous dans notre cœur de cette inimitié.
Attends qu’un autre se présente pour le combat et apprête avec
moi une fête.
Mon cœur te communiquera son amour et je ferai couler de tes yeux des larmes de honte.
Puisque tu es né d’une noble race, fais-moi connaître ton origine ; ne me cache pas ton nom, puisque tu vas me combattre : ne serais-tu pas Rustem le maître du Zaboulistan, le choisi, l’illustre, le fils de Zal fils de Sam le héros ? »
Rustem lui répondit :
Ô jeune homme avide de gloire !
Nous n’avons jamais parlé de chose pareille.
Nous sommes convenus hier de lutter et je n’ouvrirai pas l’oreille à tes paroles trompeuses.
Tu n’es qu’un jeune homme, mais moi je ne suis pas un enfant ; c’est pour la lutte que je me suis ceint.
Nous ferons de notre mieux et il en sera ce que le maître du monde aura voulu et ordonné.
J’ai trouvé dans la vie beaucoup de bonheur et de malheur et ne suis pas un homme à paroles feintes et trompeuses. »
’ Sohrab lui dit :
Ô vieillard !
Mon avis ne te va pas au cœur et pourtant j’avais désiré que ton âme ne quittât ton corps que sur la couche et quand ton temps serait venu, que ceux que tu laisseras après toi te préparassent un tombeau et que ton âme s’envolât pendant que ton corps descendrait dans la tombe.
Mais puisque tu me livres ta vie, apprê-tons-nous à accomplir les desseins de Dieu. »
Ils descendirent de leurs destriers et marchèrent avec précaution, couverts de leurs cottes de mailles et de leurs casques.
Ils lièrent leurs chevaux de bataille à des rochers et s’approchèrent l’un de l’autre l’âme en souci.
Ils se ruèrent l’un sur l’autre comme des lions pour lutter et le sang et la sueur coulèrent sur leurs corps.
Ils mesurèrent leurs forces depuis le matin jusqu’à ce que le soleil prolongeât les ombres.
Sohrab s’agitait comme un éléphant furieux, il sautait comme un lion qui bondit.
Il saisit Rustem par la ceinture et tira, tu aurais dit qu’il lui déchirait le corps par l’excès de sa force ; Rustem jeta un cri de rage et de haine, tu aurais dit qu’il fendrait la terre.
Cet éléphant furieux enleva Rustem du sol, le souleva, le jeta par terre et s’accroupit sur sa poitrine, la main, le visage et la bouche couverts de poussière.
Sohrab ressemblait à un lion qui pose la griffe sur un onagre qu’il va tuer.
Il tira un poignard brillant et s’apprêta à séparer du corps la tête de Rustem.
Rustem le vit et se dit :
Il faut donc que je dévoile ce secret. »
Il adressa à Sohrab ces paroles :
Ô héros vainqueur des lions !
Toi qui sais manier le lacet et la massue, l’épée et la flèche !
Notre coutume est différente de ce que tu fais et chez nous les lois de l’honneur ordonnent autre chose.
Celui qui combat à la lutte et renverse sur la poussière un brave, ne lui coupe pas la tête la première fois qu’il le jette par terre, quand même ce serait un cas de vengeance ; mais s’il le met sous lui une se-
coude fois, ct acquiert par sa victoire le nom de lion, alors il a le droit delui trancher la tête ; telle est notre coutume. »
C’est par cette ruse que Rustem espérait se tirer de la griffe de ce dragon et échapper à la mort.
Le jeune homme plein de cœur abandonna son esprit aux discours du vieillard et se laissa toucher par ses paroles, d’abord à cause du sentiment de sa force, ensuite parce que le sort le voulait, enfin sans doute par grandeur d’âme.
Il laissa libre Rustem et s’en alla dans le désert que les antilopes traversaient devant lui ; il s’y livra à la chasse sans penser à celui qu’il venait de combattre.
Il continua longtemps ainsi, jusqu’à ce que Houman parut au milieu de la poussière et lui demanda des nouvelles du combat.
Sohrab lui raconta ce qui s’était passé et ce que Rustem lui avait dit.
Houman répondit :
Hélas, jeune homme !
Tu es donc las de la vie ?
Hélas cette poitrine et cette haute taille, hélas ces longs étriers et ces pieds de roi !
Le lion que tu avais amené dans le piège, tu l’as laissé échapper de ta main et tout a été inutile.
Prends garde àce qui t’arrivera au jour du combat par l’effet de cette action insensée.
Un roi a dit en pareil cas :
Ne méprise pas un ennemi, quelque faible qu’il soit. »
Ces paroles jetèrent au désespoir Sohrab, qui en resta pensif et étonné.
À la fin il dit à Houman :
Oublie ces soucis, car il doit me combattre demain encore et tu le verras le joug sur le cou. »
K si ne U s.
Il s’en retourna à son camp, plein de colère et de regret de ce qu’il avait fait.
Rustem, aussitôt que la main de Sohrab l’eut relâché, se redressa comme un noble cyprès, il alla vers un courant d’eau, comme un mort qui recouvre la vie.
Il but de l’eau et se lava le visage, le corps et la tête ; ensuite il s’adressa à Dieu et le pria de lui accorder aide et victoire, car il ne savait pas quel sort lui réservait le soleil et la lune et si le ciel, en tournant au-dessus de lui, arracherait le diadème de sa tête.
J’ai entendu dire que Rustem avait reçu de Dieu, au commencement, une telle force, que quand il se plaçait sur une pierre, ses deux pieds s’y enfonçaient.
Il avait été affligé de cet excès de vigueur qu’il était éloigné de désirer.
Il avait supplié Dieu le créateur, en lui demandant, dans son angoisse, de le délivrer d’une partie de sa force, pour qu’il fût en état de marcher sur les chemins ; et Dieu le saint, selon le vœu de Rustem au corps de montagne, l’avait diminuée.
Mais lorsqu’il se trouva dans le danger et que son cœur fut déchiré par la crainte que lui inspirait Sohrab, il pria Dieu de nouveau en disant :
Ô Créateur !
Viens en aide à ton esclave dans cette circonstance !
Ô Dieu tout-puissant et tout saint, rends-moi ma force telle que tu me l’avais donnée au commencement. »
Dieu la lui rendit comme il le demandait, il augmenta la vigueur de son corps autant qu’il l’avait diminuée.
Rustem quitta le bassin d’eau et se rendit sur le champ de bataille, le cœur en souci, le visage blême.
Sohrab s’était mis à courir comme un éléphant furieux, portant autour du bras son lacet et dans la main son arc ; il s’avançait fièrement, rugissant comme un lion et son cheval bondissait et déchirait le sol.
Lorsque Rustem le vit si fier, il resta étonné, il l’observa, fut affligé et confondu par son aspect et calcula les chances du combat.
Sohrab, en revenant, l’aperçut et le vent de la jeunesse emporta son cœur ; quand il fut plus près, il le regarda, observant sa mine majestueuse et sa force et lui dit :
Ô toi qui t’es enfui du combat, comment reviens-tu sous ma main ?
Pourquoi te présentes-tu de nouveau devant moi ?
Certainement ton front n”est pas tourné du côté qu’il faudrait. »
Dernière mise à jour : 7 sept. 2021