Ils attachèrent encore une fois leurs chevaux et leur malheur commença de s’accomplir.
Quand la mauvaise fortune montre sa malignité, alors la roche dure devient molle comme la cire.
Ils se mirent à lutter de nouveau et ils se saisirent l’un l’autre par les courroies de leur ceinture.
Tu aurais dit que le ciel sublime avait anéanti en ce jour la force de la main du noble Sohrab.
Rustem se mit en fureur, il étendit ses mains, saisit ce crocodile vaillant par la tête et par le bras et fit plier le dos du jeune héros.
Le temps de Sohrab était venu et son c0) : était sans force.
Rustem, semblable à un lion, le jeta par terre ; mais sachant qu’il ne resterait pas longtemps sous lui, il tira soudain du fourreau son épée et l’endit la poitrine du lion au cœur prudent.
Toutes les fois que tu auras soif de sang et que tu souilleras ton poignard brillant, le sort à son tour aura envie de ton sang et chaque poil de ton corps deviendra un poignard. x Sohrab se tordit, exhala un grand soupir et sentit qu’il n’avait plus à penser ni au bonheur ni au malheur.
Il dit à Rustem :
Cela m’arrive panna propre faute ; et le sort a mis dans ta main la clef de la porte de ma mort.
Tu es innocent de cela ; c’est le ciel voûté qui m’a élevé et qui m’abat prématuré-- ment ; Ma jeunesse sera pour le peuple un sujet de moquerie, puisque ma haute stature est ainsi jetée dans la poussière.
Ma mère m’a dit à quelles marques je reconnaîtrais mon père et ma tendresse pour lui m’a conduit à la mort.
Je l’ai cherché pour voir son visage, j’ai sacrifié ma vie à ce désir.
Hélas ! ma peine a été inutile, je n’ai pu voir les traits de mon père.
Maintenant, dusses-tu devenir un poisrrson dans la mer, te cacher dans les ténèbres comme la nuit, te réfugier dans le ciel comme une étoile, arracher du monde le soleil brillant, mon père ti-œra vengeance de toi, quand il verra qu’une brique est devenue ma (touche.
Un de ces grands, un de l3lt ces fiers guerriers attestera à Rustem que Sohrab a été tué et jeté par terre comme une chose vile, pendant qu’il était à la recherche de son père. »
Rustem l’écouta, sa tête se troubla, le monde devint confus devant ses yeux, son corps faiblit, la force et la vigueur lui manquèrent, il tomba et la raison l’abandonna.
Lorsqu’il eut repris ses sens, il demanda à Sohrab avec des cris de douleur et de désespoir :
Dis-moi quelles marques tu as de Rustem ?
Puisse son nom disparaître d’entre les noms des grands !
Car je suis ce Rustem ; que mon nom périsse et que Zal fils de Sam s’asseye pour pleurer ma mort ! »
Il jetait des cris, son sang bouillonnait, il s’arrachait les cheveux et se lamentait.
Quand Sohrab vit Rustem dans cet état, il se laissa retomber, il perdit le sens ; il s’écria :
S’il en est ainsi, si tu es Rustem, tu m’as tué follement et aveuglé par ta mauvaise nature.
Je t’ai voulu amener à la paix de toute manière, mais je n’ai pu trouver en toi un seul mouvement de tendresse.
Maintenant délie ma cuirasse, regarde à nu mon corps brillant.
Lorsque le son des trompettes se fit entendre sous ma porte, ma mère accourut, les deux joues rougies de larmes de sang.
Son cœur se brisait à l’idée de mon départ ; elle m’attacha un onyx au bras et me dit :
C’est un souvenir de ton père ; garde-le et pensesy quand le temps de t’en servir sera venu.
Mais je n’ai pu m’en servir que trop tard, car le combat a eu lieu et le fils périt devant les yeux de son père. »
Rustem ouvrit l’armure et vit l’onyx ; il déchira sur son corps tous ses vêtements et s’écria :
Ô toi que j’ai tué de ma main, toi qui es glorieux en tout pays et chez tous les peuples ! »
Il poussa des cris, s’arrache les cheveux, se couvrit la tête de poussière et inonda ses joues de larmes.
Sohrab lui dit :
Il n’y a pas de remède, ainsi ne verse pas des larmes de tes deux yeux.
À quoi te servirait-il de te tuer ?
La chose est faite et devait se faire. »
Lorsque le ciel brillant eut quitté la voûte du ciel sans que Rustem fût revenu du désert à son camp, vingt guerriers prudents partirent pour voir ce qui se passait sur le champ de bataille.
Ils y trouvèrent deux chevaux debout et couverts de poussière, mais Rustem n’y était pas.
Voyant que le héros au corps ’éléphant n’était pas à cheval sur le champ de la vengeance, ils crurent qu’il avait été tué et les têtes de tous ces grands se troublèrent.
Ils se hâtèrent d’annoncer à Keï Kaous que le trône du pouvoir avait perdu Rustem.
Toute l’armée fit entendre des cris et le monde entier s’émut.
Kaous fit sonner du clairon et battre les timbales et Thous, le chef de l’armée, vint auprès de lui.
Le roi dit à ses braves :
Envoyez en toute hâte un dromadaire de course sur le lieu du combat, pour que nous sachions ce qu’a fait Sohrab ; car il faudrait pleurer sur le pays Il. i3
L3 d’Iran, si cette nouvelle était vraie.
Qui d’entre les Iraniens oserait se présenter devant Sohrab si Rustem était mort ?
Il faudrait alors, en masse, frapper un grand coup et ne jamais plus reparaître sur ce champ de bataillent Lorsqu’on entendit le bruit qui s’élevait du camp, Sohrab dit à Rustem :
Maintenant que ma vie s’en va, le sort des Turcs change ; prouve-moi la tendresse en empêchant le roi de mener contre eux son armée, car ce n’est que leur confiance en moi qui les a excités à porter la guerre sur les frontières de l’Iran.
Pendant bien des jours je leur ai donné de belles paroles, je leur ai donné l’espoir de tout obtenir.
Car comment pouvais-je savoir, ô héros illustre, que je périrais de la main de mon père ?
Il ne faut pas qu’ils soient inquiétés dans leur retraite ; ne jette sur eux que des regards de bonté.
En outre, je tiens prisonnier un brave de cette forteresse ; je l’ai pris avec le nœud de mon lacet.
Je lui ai souvent demandé les moyens de te reconnaître, car ton image était sans cesse devant mes yeux ; mais ses paroles étaient toujours mensongères et c’est sa faute si la place que je lui avais destinée reste vide, car ses discours m’ont ôté tout espoir et le jour brillant est devenu noir pour moi.
Informe-toi qui il est parmi les Iraniens et ne soutire pas qu’on lui arrache la vie.
Je voyais les signes que ma mère m’avait indiqués, mais je n’en
croyais pas mes yeux.
Mon sort était écrit au-des- sus de ma tête et je devais mourir de la main de mon père.
Je suis venu comme la foudre, je m’en vais comme le vent ; peut-être que je te retrouverai heureux dans le ciel. »
L’excès de la douleur arrêta la respiration de Rustem ; son cœur était en feu, ses yeux en larmes ; il s’assit sur Raksch rapide comme la foudre, le cœur plein de sang, les lèvres pleines de soupirs.
Il alla au-devant de son armée en jetant des cris et l’âme remplie de douleur et d’angoisse de ce qu’il avait fait.
Quand les Iraniens l’aperçurent, ils se prosternèrent tousle visage contre terre ; ils rendirent grâce’ au Créateur de ce que Rustem était revenu vivant du combat ; mais quand ils virent sa tête couverte de poussière, ses vêtements déchirés, sa poitrine en sang, ils lui demandèrent ce qui était arrivé et ce qui avait tant troublé son cœur.
Il leur parla de la chose terrible qu’il avait faite et du noble fils qu’il avait tué.
Tous poussèrent des cris avec lui et la raison abandonna de nouveau le Sipehdar.
Il dit aux grands :
On dirait que je n’ai aujourd’hui ni cœur ni corps.
Il ne faut pas qu’aucun de vous aille combattre les Touraniens, car le mal que j’ai fait aujourd’hui est assez grand. »
Zewareh s’approcha de Rustem, ses vêtements pendaient en lambeaux sur son corps, sa poitrine était déchirée.
Quand Rustem vit son frère dans cet état, il lui répéta tout.
Ce que lui avait dit le fils qu’il avait frappé, en ajoutant :
Je me repens de ce que j’ai fait et une punition sans mesure m’attend.
Moi vieillard j’ai tué mon enfant ; j’ai détruit, tronc et racine, cet enfant illustre.
J’ai déchiré la poitrine de mon enfant et le ciel le pleurera éternellement. »
Puis, il envoya à Houman ce message :
L’épée de la vengeance doit rester dans le fourreau.
Tu es maintenant le chef de cette armée, aie soin de sa sûreté et ne t’endors pas.
Quant à moi, je ne veux pas te combattre, mais dorénavant je ne veux plus te parler ; car tu as caché à Sohrab la vérité, parce que tu as une mauvaise nature ; tu as brûlé avec du feu mon âme et mes yeux. »
Le Pehlewan dit alors à son frère :
Ô guerrier illustre à l’âme brillante !
Accompagne Houman jusqu’au bord du fleuve (Oxus) et ne force personne à se hâter. »
Zewareh partit sur-le-champ et porta à Houman les paroles du Pehlewan.
Houman le brave, qui avait montré à Sohrab l’art de la guerre, lui répondit :
C’est Hedjir le querelleur, le malveillant, qui a tenu caché le secret que cherchait le Sipehdar.
Sohrab lui avait demandé à quels signes il pourrait reconnaître son père, mais il l’a trompé et a tenu son esprit dans l’ignorance.
C’est par son crime que ce malheur nous est arrivé, il faudrait lui trancher la tête. »
Zewareh retourna auprès de Rustem et lui parla de Houman, de son armée et de ce qu’avait fait le méchant, le malveillant Hedjir, qui était la cause de la mort de Sohrab.
Rustem devint furieux à ces paroles, le monde s’obscurcit devant ses yeux ; il courut du champ de bataille auprès de Hedjir, le saisit par la poitrine, le jeta par terre, tira un poignard brillant et voulut lui trancher la tête.
Les grands descendirent de cheval pour demander sa grâce et arrachèrent Hedjir des portes de la mort.
Quelque temps s’étant passé ainsi, Rustem se rendit auprès de son fils, l’âme déchirée;tous les grands, comme Thous, Gouderz et Kustehem, l’accompagnèrent ; tous les braves élevèrent la voix en priant Dieu pour le noble Rustem, le priant de guérir cette douleur, de l’aider à supporter cette angoisse.
Bus,-tem saisit un poignard pour séparer de son corps sa vile tête ; les grands se jetèrent sur lui, le sang coulant des cils de leurs yeux et Gouderz lui dit :
Que te servirait-il maintenant de réduire en fumée le monde ?
Quand tu te ferais cent blessures, quel soulagement en reviendrait-il à ton noble fils ?
S’il a encore quelque temps à vivre sur la terre, il vivra et tu dois vivre avec lui ; et si cet enfant doit quitter le monde, songe que rien n’est éternel sur la terre.
Nous sommes tous la proie de la mort, que notre tête soit ornée d’un diadème ou couverte d’un casque.
Quand le temps est venu, il faut mourir ; et ce qui sera après la vie, nous ne le savons no pas.
Qui donc, ô Sipehdar, est exempt du souci de la mort ?
Chacun n’a-t-il pas à pleurer sur lui-même ?
Que le chemin que doit faire la Mort en nous poursuivant soit long ou court, nous sommes perdus aussitôt qu’elle nous rejoint sur la route. »
Dernière mise à jour : 19 déc. 2021