Zohak ne cessait jour et nuit de parler de Feridoun ; la peur avait courbé sa haute stature, son cœur était en angoisse à cause de Feridoun.
Il arriva qu’un jour, il s’assit sur son trône d’ivoire et mettant sur sa tête la couronne de turquoises, il appela auprès de lui les grands de tous les pays, pour en faire un appui à sa domination.
Il parla ainsi aux Mobeds :
Ô vous, hommes vertueux, nobles et prudents !
J’ai un ennemi secret comme tous les sages le savent.
Je ne méprise pas un ennemi, bien qu’il soit faible ; car je crains que la fortune ne me trahisse.
Il faut que j’augmente ma milice, que je la compose d’hommes, de Divs et de Péris.
Oui, je veux rassembler une armée et y mêler les hommes et les Divs.
Il faut que vous y veniez à mon aide, car je ne puis supporter patiemment un tourment pareil.
Maintenant il faut que vous m’écriviez une déclaration portant que, comme roi, je n’ai semé que la semence du bien, que je n’ai prononcé que les paroles de la vérité, que je n’ai jamais voulu enfreindre la justice.
Tous les grands, de peur du roi, consentirent à sa demande et tous, jeunes et, vieux, ils certifièrent cette déclaration au gré du serpent impur.
Mais tout à coup se fit entendre à la porte du roi un cri de quelqu’un qui demandait justice.
On appela devant le roi l’homme qui se plaignait d’oppression et on le plaça devant l’assemblée des grands.
Le puissant roi lui dit avec un regard consterné :
Nomme celui qui t’a fait tort.
L’homme cria, frappa sa tête de ses mains en voyant le roi et dit :
Je suis Kaweh ; ô roi, je demande justice.
Rends-moi justice ; je suis venu en hâte et c’est toi que j’accuse dans l’amertume de mon âme.
Si tu voulais être juste, ô roi, tu augmenterais ta propre fortune.
Il y a longtemps que tu exerces sur moi ta tyrannie et tu m’as souvent enfoncé un poignard dans le cœur.
Si tu n’as pas eu la volonté de m’opprimer, pourquoi as-tu porté la main sur mes fils ?
J’avais dix-sept fils, maintenant il ne m’en reste qu’un.
Rends-moi ce seul enfant ; pense que mon cœur brûlera de douleur toute ma vie.
Ô roi, dis-moi une fois quel mal j’ai fait ; et si je suis sans faute, ne cherche pas un prétexte contre moi.
Pense à mon état, ô roi et n’accumule pas les malheurs sur ma tête.
Le temps a courbé mon dos, mon cœur est sans espoir, ma tête pleine de douleur.
Je n’ai plus de jeunesse, je n’ai plus de fils et il n’y a dans le monde aucun lien comme celui qui nous lie à nos enfants.
L’injustice doit avoir un milieu et une fin et la tyrannie même a besoin d’un prétexte ; mais dis-moi sous quel prétexte tu verses des malheurs sur moi.
Je suis un homme innocent, un forgeron ; mais le roi a jeté du feu sur ma tête.
Tu es roi et tu as beau avoir la figure d’un serpent, tu me dois justice en cette occasion.
Tu es le maître des sept zones de la terre ; mais pourquoi tous les malheurs et toutes les misères sont-ils notre partage ?
Tu me dois compte de ce que tu as fait et le monde en sera stupéfait.
Il verra, par le compte que tu me rendras, quel a été mon sort sur la terre et qu’il a fallu donner à tes serpents les cervelles de tous mes fils.
Le roi le regarda en écoutant ses discours et s’étonna de ce qu’il venait d’entendre ; on lui rendit son fils et on tâcha de le gagner par de bonnes paroles.
Ensuite le roi demanda à Kaweh de confirmer la déclaration des grands ; Kaweh la lut et se tourna rapidement vers les anciens de l’empire, en criant :
Ô complices du Div, qui avez arraché de votre cœur toute crainte du maître du ciel, vous vous êtes tournés vers l’enfer, vous avez asservi vos âmes à ses ordres.
Je ne signerai pas cette déclaration et je ne me mettrai pas en peine du roi.
Il se leva en criant et tremblant de colère, il déchira la déclaration et la jeta sous ses pieds ; puis, précédé de son noble fils, il sortit de la salle en poussant dans les rues des cris de rage.
Les grands témoignèrent leur respect au roi, disant :
Ô roi glorieux de la terre !
Aucun vent malfaisant n’ose souffler du ciel sur ta tête au jour du combat.
Pourquoi as-tu reçu avec honneur devant toi Kaweh à la parole grossière, comme s’il était un de tes amis ?
Il déchire notre déclaration, qui nous liait à toi ; il s’affranchit de l’obéissance envers toi.
Il s’est retiré le cœur et la tête remplis du désir de la vengeance ; on dirait qu’il a pris le parti de Feridoun.
Jamais nous n’avons vu une chose plus affreuse ; nous en sommes restés stupéfaits.
Le roi glorieux leur répondit vivement :
Vous allez entendre de moi une chose étonnante.
Lorsque Kaweh parut sous la porte et lorsque mes deux oreilles ont été frappées de ses cris, vous auriez dit qu’il s’élevait dans la salle, entre lui et moi, une montagne de fer ; et lorsqu’il s’est frappé la tête de ses deux mains, chose étonnante !
Mon cœur a été comme brisé.
Je ne sais ce qui en arrivera, car personne ne peut connaître le secret des sphères du ciel.
Lorsque Kaweh fut sorti de la présence du roi, la foule s’assembla autour de lui à l’heure du marché ; il criait, demandant du secours et appelant le monde entier pour obtenir justice.
Il prit le tablier avec lequel les forgerons se couvrent les pieds quand ils frappent avec le marteau, il le mit au bout d’une lance et fit lever la poussière dans le bazar.
Il marchait avec sa lance en criant :
Ô hommes illustres !
Vous qui adorez Dieu, vous tous qui avez de l’affection pour Feridoun, qui désirez vous délivrer des liens de Zohak ; allons tous auprès de Feridoun et reposons-nous dans l’ombre de sa majesté !
Déclarez tous que votre maître est un Ahriman et dans son cœur ennemi de Dieu ; ce tablier sans valeur et sans prix nous fera distinguer les voix de nos amis et celles de nos ennemis.
Il s’avançait au milieu des braves et une troupe considérable se formait autour de lui.
Il apprit dans quel endroit était Feridoun ; il marcha tête baissée, allant tout droit vers ce lieu.
Ils arrivèrent ainsi en face du palais du jeune roi ; lorsqu’ils l’aperçurent de loin ils poussèrent un cri de tonnerre.
Le roi vit le tablier sur la pointe de la lance et l’accepta comme un signe de bonheur.
Il le revêtit de brocart de Roum et l’orna d’une figure de pierreries sur un fond d’or ; il le couronna d’une boule semblable à la lune et en tira un augure favorable ; il y fit flotter des étoffes rouges, jaunes et violettes et lui donna le nom de Kawéiani direfsch (l’étendard de Kaweh).
Depuis ce temps, tous ceux qui sont montés sur le trône des rois, tous ceux qui ont mis sur leur tête la couronne impériale, ont ajouté de nouveaux et toujours nouveaux joyaux à ce vil tablier du forgeron, ils l’ont orné de riches brocarts et de soie peinte ; et c’est ainsi qu’a été formé cet étendard de Kaweh qui brillait dans la nuit sombre comme un soleil et par qui le monde avait le cœur rempli d’espérance.
Le monde resta ainsi pendant quelque temps et l’avenir était obscur.
Mais Feridoun, lorsqu’il vit la terre dans cet état, soumise à la domination du méchant Zohak, se présenta devant sa mère, prêt pour le combat et le casque des rois sur la tête ; il lui dit :
Je dois aller à la guerre, il ne te reste qu’à prier Dieu.
Le Créateur est plus puissant que le monde ; joins tes deux mains dans la prière devant lui, dans le bonheur et dans le malheur.
Les larmes coulèrent des cils de sa mère ; elle adressait des prières au Créateur, le cœur plein de sang.
Elle dit à Dieu :
Ô maître du monde, je place en toi ma confiance ; détourne de sa vie les coups des méchants, délivre la terre des hommes insensés.
Feridoun s’apprête aussitôt à marcher ; mais il voulut tenir son plan secret.
Il avait deux frères, ses nobles compagnons, tous deux plus âgés que lui ; l’un s’appelait Kejanousch, l’autre Purmajeh le joyeux.
Feridoun s’ouvrit à eux, leur disant :
Hommes de cœur !
Ayez bonne espérance, le ciel ne tourne que pour le bien et la couronne royale nous sera rendue.
Amenez-moi des forgerons habiles pour me fabriquer une lourde massue.
Lorsqu’il leur eut dit ces paroles, ils se levèrent tous les deux et coururent au bazar des forgerons ; et tous ceux qui désiraient acquérir un nom, se présentèrent devant Feridoun, qui prit aussitôt un compas, avec lequel il figura la forme de la massue, en traçant sur la terre un dessin qui représentait une tête de buffle.
Les forgerons se mirent à l’œuvre et lorsque la lourde massue fut achevée, ils apportèrent devant le futur roi la massue resplendissante comme le soleil dans le ciel.
Il approuva le travail des forgerons ; il leur donna des habits, de l’or et de l’argent ; il leur donna des espérances brillantes et beaucoup de promesses d’un plus bel avenir, disant :
Quand j’aurai mis sous la terre le serpent, je laverai la poussière de vos têtes, je ferai régner la justice sur toute la terre, en invoquant le nom de Dieu le très-juste.
Dernière mise à jour : 7 sept. 2021