La sentinelle vit du haut du mont Kenabed ces événements étonnants et descendit en courant au- près de Lehhak et de Ferschidwerd, le cœur plein de douleur et exhalant des soupirs ; elle leur dit :
Si mes yeux ne sont pas obscurcis, si après tant de soucis ma vue n’est pas trouble, Dieu a fait périr les Turcs et rendu vaines toutes les fatigues qu’ils ont supportées.
J’ai vu les champions de l’Iran descendre de la colline en poussant des cris, tenant chacun en main un étendard ; j’ai vu le drapeau du Sipehdar Piran renversé et son corps noyé dans son sang ; j’ai vu les dix braves qui sont partis d’ici avec Piran pour se battre, je les ai vus la tête en bas, désarçonnés et couverts de sang.
Les braves de l’Iran viennent de partir triomphalement pour rejoindre Gustehem, et, de l’autre côté de Reibed, on aperçoit une poussière noire qui obscurcit la plaine ; on y voit, au milieu d’une armée, le drapeau de Kaweh précédé d’étendards rouges, jaunes et violets ; le drapeau du roi des rois a paru entouré de clairons et de timbales et la terre devenue noire comme l’ébène. »
Lehhak et Ferschidwerd montèrent à la tour de la sentinelle. placée au-dessus du champ de bataille et virent de leurs yeux privés de vie leur Sipehbed. leur frère, leur maître et les dix cavaliers choisis x A parmi les chefs de l’armée, parmi les plus intrépides et les plus guerriers des Turcs.
Ils restèrent dans la tour gémissant et pleurant ; ils se lamentèrent sur la mort de leur frère et dirent dans leur douleur :
Ô vaillant lion, ô Sipehdar Piran, ô cavalier plein de bravoure, maintenant tous les désirs de tes ennemis sont remplis ; le monde n’existe plus pour toi, tout est fini.
Qui pourra te venger ?
Qui pourra suivre ta voix et ton exemple ?
Le temps est venu où le pays des Turcs et d’Afrasiab va s’endormir ; il ne nous reste plus qu’à nous couper le cou et à noyer dans le sang nos corps, nos épées et nos mains. »
Mais ils se rappelèrent les dernières volontés de Piran et n’agirent pas selon les paroles insensées qu’ils venaient de prononcer.
Piran, après avoir provoqué Gouderz au combat, avait dit au vaillant Ferschidwerd :
Si je tombe sur ce champ de la vengeance, ne restez pas à la tête de l’armée ; car quand je ne serai plus sur le champ de bataille, la terre deviendra étroite pour les grands du Touran ; et aucun homme de la race de Wiseh ayant de la cervelle dans la tête ne doit s’arrêter ici.
Si donc on nous tue dans ce combat, si l’on emporte nos têtes dans l’Iran, il faut que notre armée demande la protection de Gouderz et que vous vous mettiez vous-mêmes en sûreté en prenant la route du désert ; c’est ainsi que vous sauverez peut-être votre vie des mains de vos ennemis. »
Ln
Hà Ils s’en retournèrent dans leur camp les yeux remplis de sang, le cœur défaillant.
Toute l’armée comprit que ce grand troupeau était privé de son gardien et tous fondirent en larmes et éclatèrent en lamentations, comme si un l’en ardent les eût dévorés.
Ils s’approchèrent de Lehhak et de Ferschidwerd le cœur inquiet et affligé et disant :
Que ferons-nous ici, maintenant que le soutien de l’armée du Touran nous est ravi ?
À qui mandatant Piran inspirera-t-il le courage de se ceindre et de couvrir sa tête du casque de fer ? »
Les deux frères répondirent :
Qui pourrait assigner une limite aux volontés de Dieu ?
Le destin avait écrit au-dessus de la tête de Piran qu’il périrait misérablement sur le champ de la vengeance, que le glaive séparerait son âme de son corps, qu’il ne trouverait après sa mort ni tombeau ni linceul et qu’il serait traîné par son ennemi de tous côtés, ayant le corps cou-
. vert de blessures, la poitrine et la cotte de mailles pleines de sang.
À présent ce qui devait arriver est arrivé et Piran est mort ; toutes ses fatigues et tous ses hauts faits sont devenus du vent.
Il fut la colonne de l’armée tant qu’il vécut, son cœur était rempli de tendresse pour vous, il vous défendait contre l’ennemi et n’avait aucun soin de sa tête glorieuse.
Le bonheur et le malheur qu’il peut éprouver maintenant sont ceux de l’autre monde et sans doute Dieu lui aura donné une place parmi 5 les justes.
Sa sollicitude pour nous s’est étendue jusqu’au delà de sa mort et il a conclu avec Gouderz, à l’occasion de ce combat, un traité d’après lequel, si Piran succombait, Gouderz renonçait à vous combattre, vous laissait libre la route du Touran et n’essayerait pas de vous détruire par une embuscade.
Les Iraniens ne rompront pas ce traité et vous n’avez rien à craindre à ce sujet.
Il faut donc de trois choses l’une,-écoutez-nous, jeunes et vieux : Ou vous voulez demander grâce à Khosrou, etalors prenez suralechamp une résolution.
Ou vous voulez retourner auprès de vos familles et alors mettez-vous en marche en risquant les.b0nnes et les mauvaises chances.
Ou enfin vous voulez retourner au combat et tremper vos lances dans le sang.-Examinons ces trois partis ; mais la fin ne sera pas autre que Dieu ne voudra.
Si vous inclinez au comtbat, il faut rester ici ; car Piran a demandé des renl’orts à Afrasiab ; le roi a équipé une armée qui peut arriver d’un moment à l’autre et alors ven-gez-vous des Iraniens.
Si vous aimez mieux rentrer dans votre pays et dans vos demeures, il est probable que les Iraniens vous couperont le chemin.
Eufin si vous vous décidez à demander grâce à Khosrou, il faut faire vos préparatifs et quitter ce lieu ; et si votre désir est de passer dans l’Iran, faites-le, car l’âme est la souveraine du corps.
Ne vous réglez pas sur nous deux, car jamais la haine ln.
6 contre les Iraniens ne s’effacera de nos cœurs ; jamais il n’y eut homme de la famille de Wiseh dont les reins n’aient été usés par la ceinture.
Nous suivrons les derniers ordres de Piran, nous rentrerons dans le Touran par le désert ; et si l’on nous coupe le chemin, nous nous battrons jusqu’à ce que nous soyons vainqueurs. »
Les Turcs écoutèrent ce discours et voici la réponse qu’ils donnèrent :
On a renversé, on a tué, on a traité comme une chose vile notre chef illustre ; et nous voyons arriver Keï Khosrou de l’autre côté de Reibed .-qui oserait rester sur ce champ de hataille ?
Nous n’avons ni chevaux, ni armures, ni pieds, ni ailes, ni trésors, ni chef, ni champion illustre, ni forces pour le combat, ni route pour la fuite : pourquoi nous ferions-nous du mal à nous-mêmes ?
D’ailleurs si nous voulions battre en retraite, Gouderz et Khosrou enverraient des éléphants et des troupes à notre poursuite ; et pas un de nous ne sauverait sa vie et ne reverrait ses tentes et sa famille.
Il n’y a donc pas de honte à demander grâce ; car quoique nous formions une grande armée, nous n’avons pas de chef.
Et pourquoi craindrions-nous dorénavant le roi des Turcs î ?
Afrasiab ne nous importe pas plus qu’une poignée de poussière.
Pourquoi n’a-t-il pas agi comme le roi de l’Iran, qui a eu soin de son armée ? »
Dernière mise à jour : 7 sept. 2021