Lorsque le soleil brillant commença à baisser, Guiv devint inquiet sur le sort de son frère et dit à Bijen :
Ô mon fils chéri !
Mon frère n’est pas de retour, il faut que nous allions voir ce qui lui est arrivé, car il ne faut pas que nous ayons à pleurer sa mort.
Ces deux héros se mirent en route rapidement comme un tourbillon de poussière, ils se rendirent au lieu du combat ;
Ils examinèrent tous les morts et les blessés ;
Ils ne cherchèrent que Bahram, à la fin ils l’aperçurent et coururent vers lui en versant des larmes de sang ; ils le trouvèrent étendu dans le sang et dans la poussière, n’ayant plus qu’un bras et dans un état désespéré.
Guiv versa un torrent de larmes sur le visage de Bahram, son cœur était gonflé, ses yeux étaient remplis de sang par l’excès de sa tendresse et ses cris de douleur réveillèrent Bahram, qui reprit connaissance et se mit à se rouler par terre.
Il dit à Guiv :
Ô toi, qui cherches la gloire !
Quand tu m’auras placé dans le cercueil et que tu auras couvert mon visage, venge-moi de Tejaou, car le taureau ne saurait résister au lion.
Piran m’a vu et ne m’a pas fait de mal, il a agi envers moi avec une parfaite bonne foi ;
Ce ne sont pas non plus les grands et les braves de la Chine qui m’ont attaqué ;
C’est l’injuste Tejaou qui m’a blessé, qui n’a eu égard ni à ma naissance ni à mon rang.
À ces paroles de Bahram, Guiv versa des larmes de fiel et jura par Dieu le maître du monde, par le soleil, le jour et la nuit sombre, de ne pas ôter de sa tête son casque de Roum, jusqu’à ce qu’il eût vengé Bahram.
Il remonta sur-le-champ à cheval, le cœur rempli de douleur et de vengeance et s’arma d’une épée indienne.
À la nuit tombante, Tejaou parut faisant sa ronde ;
Le vaillant Guiv le vit de loin, il secoua les rênes de son cheval et respira plus librement quand il reconnut que son ennemi s’était écarté de l’armée et qu’il était loin des braves qui portaient haut la tête.
Il détacha du crochet de la selle son lacet roulé et prit soudain le corps de Tejaou dans le nœud.
Il le tira à lui avec force en faisant volteface, l’arracha de la selle, le jeta par terre misérablement, descendit de cheval et lui lia les mains.
Ensuite, il remonta à cheval et le traîna après lui comme un être inanimé.
Tejaou le supplia en disant :
Ô héros !
Je suis épuisé ; qu’ai-je fait, pour que de toute cette armée innombrable ce soit moi sur qui tes yeux tombent dans cette nuit sombre ?
Mais Guiv lui donna avec son fouet deux cents coups sur la tête et lui dit :
Ce n’est pas le moment de parler !
Ne sais-tu donc pas, homme vil et misérable, que tu viens de planter un arbre dans le jardin de la vengeance, un arbre qui touchera le firmament et dont le tronc sera rempli de sang, dont le fruit sera un poignard ?
Il t’a fallu pour victime un homme comme Bahram, mais tu verras maintenant la gueule étroite du crocodile.
Tejaou répondit au vaillant Guiv :
Tu es comme un aigle et je suis comme une alouette.
Je n’ai jamais voulu de mal à Bahram et ce n’est pas de ma main qu’il est mort ;
quand je suis arrivé, des cavaliers venus de la Chine l’avaient tué sur le champ de bataille ;
Et c’est ainsi qu’est mort ton frère, dont la perte désole ton cœur.
Guiv continua à le traîner après lui et arrivé auprès de Bahram le lion au cœur brisé, il lui dit :
Voici cet homme sans valeur, à qui je rendrai cruauté pour cruauté ;
Je remercie Dieu le créateur de m’avoir laissé vivre jusqu’à ce moment pour que je puisse, devant toi, arracher à ton ennemi son âme noire.
Tejaou les implora ; il leur demanda grâce de la vie en disant :
Quand même j’aurais fait ce dont tu m’accuses, à quoi servirait-il de me trancher la tête avec l’épée ?
Je serai ton esclave, je serai le serviteur de ta famille.
Bahram dit à Guiv :
Quiconque est né doit mourir ;
Mais quoique Tejaou m’ait blessé, il ne faut pas qu’il boive pour cela le poison de la mort.
Ne lui arrache pas sa tête coupable, laisse-le vivre pour qu’il fasse vivre ma mémoire dans le monde.
Mais Guiv regarda son frère, si grièvement blessé ;
Il regarda Tejaou le cruel, lié de cordes et il poussa un cri de rage, le saisit à la barbe et lui trancha la tête comme à une alouette.
À cette vue, le vaillant Bahram s’écria d’une voix telle que personne n’en a jamais entendu de semblable :
Si je le tue, ou que je le laisse tuer devant mes yeux, mon frère ou un de mes parents seront tués ;
Et en prononçant ces paroles, il mourut.
Telle est la manière d’agir et la nature du monde, que quiconque cherche à saisir les rênes du pouvoir doit avant tout tremper ses mains dans le sang ;
Il faut qu’il tue, ou qu’il se laisse tuer douloureusement.
Ne cherche donc pas, autant que tu pourras, à jouer un rôle dans le monde.
Guiv se plaça devant lui, poussa des cris de douleur et se couvrit la tête de poussière noire ;
Il lia, en se lamentant, le corps de Bahram sur le cheval de Tejaou, le confia à Bijen et monta lui-même à cheval.
L’ayant ramené du champ de bataille, il lui construisit un mausolée à la manière des Iraniens, remplit son crâne de musc et d’ambre, enveloppa son corps avec de la soie de la Chine, le plaça sur un trône d’ivoire, comme on place les rois et suspendit sa couronne au-dessus de lui ;
Ensuite on peignit la porte du tombeau en rouge et en bleu et tu aurais dit que Bahram n’avait jamais vécu.
L’armée des Iraniens partit, affligée de la perte de Bahram et de la manière dont la fortune avait tourné.
Dernière mise à jour : 7 sept. 2021