Le Sipehdar Gouderz quitta la foule et gravit jusqu’à la crête de la montagne.
Là il entendit ce cri de détresse de la sentinelle :
Les braves de l’Iran sont perdus !
Pendant que le soleil brillant descend de la voûte du ciel et qu’il en quitte le faîte pour se coucher à l’occident, il vient de l’orient une poussière qui couvre le monde comme une nuit noire ;
La poussière et les drapeaux qui flottent sur le dos d’éléphants innombrables rendent violette la lumière du soleil.
Gouderz entendit le cri de la sentinelle et se dit :
Il ne nous reste pour compagnon que la terre sombre.
Ses joues devinrent noires comme la poix par l’excès de ses soucis, il avait l’air d’un homme frappé d’une flèche et il dit :
L’astre de la fortune ne m’a donné pour ma part que la vengeance et les combats ;
Le monde m’a assigné un sort cruel, il m’a abreuvé de poison au lieu de thériaque.
J’avais une armée de fils et de petits-fils qui étaient célèbres dans tous les pays ;
Ils sont tous morts en vengeant Siawusch et la fortune qui veillait sur moi m’a abandonné.
La vie ne m’offre plus d’espérances et le jour brillant s’est assombri pour moi.
0h !
Plût à Dieu que ma mère ne m’eût pas mis au monde et que le ciel sublime ne tournât pas au-dessus de ma tête !
Ensuite, il dit à la sentinelle :
Ô homme aux yeux perçants, à l’esprit éveillé, regarde les armées du Touran et de l’Iran qui se reposent du combat et dis-moi où est le drapeau du Sipehdar de l’Iran ;
Regarde à droite et à gauche.
La sentinelle lui répondit :
Je ne vois pas des deux côtés le même degré de mouvement et d’agitation : là ils se remuent et se hâtent et ici ils sont comme endormis.
Ces paroles remplirent le Pehlewan de douleur ;
Il versa des larmes de fiel et dit en soupirant :
Sellez mon cheval et bientôt vous me donnerez une brique pour oreiller.
Je vais encore une fois remplir mes yeux de la vue de mes amis et serrer dans mes bras Guiv et Schidousch, Bijen et Rehham, les braves et fiers cavaliers ;
Je prendrai congé d’eux, je les baiserai sur les joues et je verserai beaucoup de larmes.
On sella son destrier noir aux mouvements gracieux ;
Mais la sentinelle, criant de nouveau et lui dit :
Ô Pehlewan du monde, sois joyeux !
Oublie tes soucis, tes douleurs et tes inquiétudes, car il paraît sur la route de l’Iran une poussière noire et l’air en devient sombre.
On voit au milieu d’une armée des drapeaux nombreux, brillants comme la lune ;
D’abord un étendard à figure de loup, puis un autre violet et portant une figure de lune, un troisième à figure de dragon et un autre portant un lion d’or.
Gouderz lui répondit :
Puisses-tu être heureux !
Puisse le mauvais œil ne jamais tomber sur toi !
Si tes paroles se vérifient, je te récompenserai de tes bonnes nouvelles par tant de richesses que tu seras à jamais au-dessus de tout besoin ;
Et dès que nous serons de retour dans l’Iran, dès que nous nous présenterons devant le roi des braves, je te conduirai devant son trône et t’élèverai au-dessus des plus grands.
Maintenant, pour l’amour de moi, quitte ton poste, va auprès du chef de l’armée de l’Iran et répète-lui tout ce que tu m’as dit.
Pars en toute hâte et demande à chacun de nous une récompense pour ta bonne nouvelle.
La sentinelle lui dit :
Je ne dois pas quitter mon poste pour aller au camp ;
Mais quand la terre se couvrira de ténèbres, quand de ma tour je ne verrai plus rien, alors je courrai rapidement comme le Simourgh à l’armée des Iraniens.
Le Pehlewan répondit :
Fais attention, homme intelligent.
Regarde encore une fois du haut de la montagne et dis-moi quand ils pourront être auprès de nous.
La sentinelle lui dit :
Demain de grand matin cette armée arrivera au mont Hemawen.
Le Pehlewan fut aussi heureux de ces paroles que le serait un mort à qui l’on rendrait la vie.
De l’autre côté, Piran conduisit, rapidement comme la poussière, sa nouvelle armée vers le champ de bataille.
Un messager porteur de ces bonnes nouvelles le devança et rapporta à Houman tout ce qui s’était passé, les grandes choses comme les petites.
Houman l’écouta, sourit et dit :
Il parait que la fortune veille sur nous et se ligue avec nous.
Un cri de joie éclata dans l’armée du Touran et monta du champ de bataille jusqu’aux nues et les grands de l’Iran l’entendirent, soucieux et le cœur navré ; leurs joues devinrent jaunes et leurs lèvres livides.
Ils se dispersèrent dans la montagne pour se communiquer leurs dernières volontés ;
Partout on voyait des hommes rassemblés qui pleuraient leur destinée, disant :
Hélas !
Les braves, les fils des rois, que le pays d’Iran a oubliés !
La gueule du lion sera leur linceul ;
La terre sera baignée du sang des héros.
Thous dit à Bijen fils de Guiv :
Lève-toi et pénètre le secret de nos ennemis.
Monte surla crête de ce haut rocher et regarde ce que fait cette armée, quel en est le nombre et par quelle route elle arrive avec ses tentes, ses éléphants et ses trônes.
Bijen quittant l’assemblée et s’éloignant de la foule, gravit jusqu’au sommet de la montagne et vit d’en haut de tous côtés des drapeaux, des cavaliers, des éléphants et des troupes.
Il revint en courant auprès du Sipehbed, le cœur soucieux et en peine et l’esprit troublé et il lui dit :
Il y a tant d’hommes et d’éléphants que la face de la terre en est assombrie.
On voit des drapeaux et des lances sans nombre ;
Le soleil dans les cieux est obscurci par la poussière ;
Si tu voulais compter cette armée, aucun chiffre ni aucune mesure n’y suffirait et l’oreille est assourdie par le bruit de leurs tambours.
Le Sipehbed l’écouta, son cœur se serra et les larmes inondèrent ses joues ;
Il rassembla les chefs de l’armée, dévoré d’anxiété et de sollicitude pour ses troupes et leur dit :
Le sort mobile ne nous amène que les soucis du combat ;
Il m’a souvent élevé et souvent déprimé ;
Mais jamais je n’ai souffert de pareilles angoisses.
Maintenant nous n’avons plus qu’une seule chance ;
Et quoiqu’il ne nous reste que peu d’hommes et d’armes, il faut nous préparer au combat, faire cette nuit une attaque et inonder la terre d’un torrent de sang pareil aux eaux du Djihoun.
Si je tombe dans cette bataille, l’Iran trouvera toujours un Sipehbed aussi longtemps qu’il y aura un roi.
On ne dira pas que je suis mort sans gloire et comme un lâche, mais considérez-moi comme un homme que recouvre déjà la terre.
L’avis du Pehlewan fut partagé par l’armée, par tous ceux qui se trouvaient dans le camp ;
Mais lorsque le monde fut couvert comme d’une mer de poix, que Vénus, Mars et Mercure furent invisibles, que la lune eut levé sa tête dans le signe des Poissons et déchiré jusqu’au nombril sa robe noire, la sentinelle accourut auprès de Thous en toute hâte et le visage coloré comme la sandaraque et s’écria :
Ô Pehlewan de l’armée, il arrive de l’Iran des troupes que le roi nous envoie.
Les grands et le Sipehbed sourirent et il leur dit :
Ô nobles et illustres chefs de l’armée, puisque nous recevons du secours, nous ne nous battrons pas ;
Car il y a temps de se hâter et temps de tarder.
Le héros au corps d’éléphant vient à notre aide avec la force que Dieu lui a donnée : nous aurons raison des Turcs et notre nom sera porté jusqu’au soleil.
On ne parla plus d’attaque de nuit ;
Le Sipehbed et l’armée furent contents, la sentinelle était transportée de joie et tous, jeunes et vieux, la récompensèrent de sa bonne nouvelle.
Thous envoya des vedettes dans la plaine et le bruit de l’armée et le son des clochettes résonnèrent dans la montagne.
Pendant toute la nuit l’armée ne cessa de parler du Pehlewan du monde et de se réjouir.
Dernière mise à jour : 7 sept. 2021