Guersiwez se rendit donc à la cour du roi, privé par la colère de repos et de sommeil.
Lorsqu’il fut arrivé auprès du maître de l’armée du Touran, le roi lui adressa des questions de toute espèce et Guersiwez lui répondit longuement et lui remit la lettre.
Le roi la lut en souriant et s’en réjouit.
L’illustre Guersiwez remarqua sur son visage ces signes de plaisir ; il se retira au coucher du soleil, le cœur rempli de haine et de douleur ; pendant. toute la nuit, jusqu’à Mi.
Ce que le jour brillant parût, il se tordit comme un serpent qui se roule dans la poussière ; la haine l’empêche de dormir et dès le matin il se rendit auprès du roi ; ils firent sortir tous les étrangers, s’assirent et délibérèrent sur toutes choses.
Guersiwez dit :
Ô roil Siawusch n’est plus tel que tu l’as vu autrefois.
Un envoyé secret du roi Kaous est arrivé auprès de lui il y a peu de temps ; il a reçu de même des messagers de Roum et de la Chine.
Il boit à la santé de Kaous ; il a réuni autour de lui une grande armée et tu auras à trembler devant lui avant que tu t’y attendes.
Si Tour n’avait pas eu le cœur farouche, il n’eût jamais tué injustement Iredj ; mais depuis ce temps ces deux pays sont comme le feu et l’eau et irrités l’un contre l’autre.
Tu veux aujourd’hui les amener follement à une alliance, comme si tu pouvais conjurer l’orage.
Si je t’avais caché ce danger, j’aurais rendu mon nom infâme dans le monde. »
Le roi s’affligea de ces paroles et l’idée de ce fâcheux avenir le frappa ; il répondit à Guersiwez :
C’est ton amour fraternel qui s’est ému pour moi et qui a guidé ton cœur.
Pensons pendant trois jours à cette affaire et nous pourrons alors nous décider plus mûrement ; et quand je me serai assuré si quelque péril nous menace, je dirai quel remède tu dois y apporter. »
Le quatrième jour Guersiwez se présenta à la cour, le casque en tête, la ceinture serrée autour des reins.
Le roi du Touran l’appela auprès de lui et lui parla longuement de ce qui regardait Siawusch.
Il lui dit :
Ô fils de Pescheng !
Qu’est-ce que je possède dans le monde qui ne me vienne pas de toi ?
Il faut donc que je dévoile devant toi tous mes secrets, que je te fasse voir le fond de cette affaire, pour que tu me dises ton avis.
Le mauvais rêve que j’eus autrefois m’avait rendu inquiet et avait amoindri mon intelligence ; je pris donc le parti de ne pas combattre Siawusch et de son côté il ne m’a fait aucun mal ; il a au contraire renoncé au trône impérial et sa vie est un tissu dont l’intelligence est la trame et la vertu la chaîne.
Jamais il ne s’est écarté de mes ordres et jamais il n’a éprouvé de ma part que des bontés.
Je lui ai donné un pays et des trésors et jamais je ne lui ai rappelé les soucis et la peine dont il m’a accablé ; je me le suis attaché par une alliance, j’ai renoncé à me venger de l’Iran, je me suis privé pour lui de mes trésors et de ma fille, qui faisait les plus chères délices de mes yeux ; et maintenant il s’élèverait dans le monde un cri unanime contre moi, si je voulais le perdre après l’avoir comblé de bienfaits, après avoir essuyé pour lui mille fatigues, après m’être dépouillé d’un royaume, d’une couronne et de grands trésors.
Je n’ai aucun prétexte pour lui faire du mal ; et quelque peu de tort que je lui fisse, je serais blâmé par les grands
et honni du monde entier.
Il n’y a pas de bête féroce qui ait les dents plus aiguës que le lion, dont le cœur ne craint pas l’épée ; et pourtant. quand il voit un enfant dans la détresse, il lui fait d’un bosquet un asile contre tout danger : le maître du soleil et de la lune m’approuverait-il donc si je sévissais contre un innocent ?
Je ne connais que Siawusch à qui je voulusse donner le nom de fils et tu veux que je le renvoie à son père !
Si jamais il a envie d’un trône et d’un sceau, ce n’est pas mon pays qu’il subjuguera. »
Guersiwez lui répondit :
Ô roi, ne traite pas si légèrement une chose si grave.
Si jamais Siawusch quitte le Touran et s’en retourne dans l’Iran, notre pays sera entièrement dévasté.
Chaque fois qu’un étranger entre dans ta famille, il apprend le secret de ta force et de ta faiblesse et un sage a dit là-dessus :
Un orage qui vient de ta maison même ne peut que te faire éprouver toute sorte de soucis et de peines, il détruira ta famille et ta gloire, il dispersera tes trésors.
Ne sais-tu donc pas que quiconque élève un léopard ne peut s’attendre qu’à de la haine et à des combats ? »
Afrasiab réfléchit sur ces paroles et tout ce que Guersiwez avait dit lui parut vrai ; il se repentit de ce qu’il avait voulu et de ce qu’il avait fait, il sentit que tous ses plans étaient dérangés.
Il répondit :
Je vois que tout est malheureux dans cette affaire, depuis le commencement jusqu’à la fin.
J’attendrai jusqu’à ce que je voie comment la rotation secrète du ciel en décidera ; en toute chose il vaut mieux attendre que se hâter.
Attends donc que le soleil se lève sur ces ténèbres,-je verrai alors quelle est la volonté de Dieu et de quel côté se tourne la face de l’astre qui illumine les sphères tournantes.
Si je rappelais Siawusch à ma cour, je saurais découvrir ses intentions secrètes ; je suffis sans doute pour le surveiller, j’observerai les événements ; et si Siawusch montre une telle perversité que mon cœur soit obligé d’être inexorable, alors personne ne me blâmera, car le méchant ne mérite que des punitions.w Le haineux Guersiwez lui répondit :
Ô roi à l’esprit clairvoyant, à la parole juste !
Les armements, la superbe et la puissance de Siawusch sont si grands, la force que Dieu a donnée à son bras, à son épée et à sa massue est telle, qu’il viendra à ta cour accompagné d’une armée et obscurcira devant toi le soleil et la lune.
Il n’est plus tel que tu l’as connu, il élève son diadème au-dessus du ciel.
De même tu ne reconnaîtrais plus Ferenguis, on dirait qu’elle n’a plus besoin de rien dans le monde.
Ton armée entière se mettra du côté de Siawusch et je crains que tu ne deviennes qu’un pâtre sans troupeau.
Une armée qui verrait un roi comme lui, heureux, intelligent et beau comme la lune, ne
voudrait plus jamais de toi pour maître ; la place de Siawusch serait dans le Bélier et la tienne dans les Poissons.
Et puis tu veux lui ordonner de quitter la ville qu’il a bâtie et le beau pays de sa résidence, de venir ici pour être ton esclave, pour baisser la tête humblement et respectueusement devant toi !
Mais personne n’a vu d’alliance entre le lion et l’éléphant, personne n’a vu le feu sortir de l’eau.
On aurait beau coucher dans de la soie un lionceau qui n’aurait pas encore bu du lait de sa mère, le nourrir délicatement de lait et de sucre et l’élever constamment dans son sein, il reprendra son naturel aussitôt qu’il aura grandi et n’aura pas peur des forces du puissant éléphant. »
Afrasiab fut pris dans les liens de ce discours, il en fut attristé et les soucis ne le quittèrent plus.
Mais il aimait mieux attendre que se hâter ; car c’est le prudent qui finit par vaincre et celui qui a la tête remplie de vent ne s’attire jamais de louanges.
Un sage a dit là-dessus :
Quand un vent s’élève inopinément, tu pourras lui résister si tu montres de la pmdence ; mais un homme dont la tête est légère ne deviendra jamais puissant, quand même ce serait un brave à la stature de cyprès. »
Afrasiab et Guersiwez se quittèrent inquiets, la bouche remplie de paroles, le cœur plein d’une haine excitée par le souvenir des temps anciens.
Le méchant Guersiwez revenait souvent auprès du roi du Touran avec ses
Un nous. mauvaises pensées, lui faisait toute sorte de mensonges et l’animait contre Siawusch.
Quelque temps se passa ainsi et le cœur du roi se remplissait de soucis et de haine.
Un jour le roi ordonna de ne laisser entrer chez lui aucun étranger et alors il s’ouvrit à Guersiwez et lui parla des affaires de Siawusch, disant :
Il faut que tu te rendes auprès de lui et que tu le visites fréquemment.
Tu lui diras :
Tu ne veux donc jamais quitter ce lieu de délices pour voir qui que ce soit ?
Et pourtant il vaudrait mieux te mettre en route, prendre avec toi Ferenguis et aller auprès du roi.
Il a besoin de te voir ; il a besoin de ton cœur vertueux, de ton esprit prudent.
Tu trouveras aussi dans nos montagnes des chasses et dans nos coupes d’émeraude du vin et du lait.
Partons pour quelque temps et livrons-nous à la joie ; et quand le souvenir de la ville que tu as bâtie se réveillera, tu repartiras accompagné de chants et tu reviendras ici joyeusement.
Pourquoi repousserais-tu notre vin et nos coupes ?
Ne pense pluslau trône des Keïanides et resserre ta ceinture pour le départ. »
Dernière mise à jour : 7 sept. 2021