Le blanchisseur revint de la rivière à une heure indue ; alors sa femme lui dit :
Voilà une belle récolte !
Tu reviens avec ton linge à demi mouillé ; qui est-ce qui te payera pour une pareille besogne ?
Or le cœur du blanchisseur était désolé de la mort d’un enfant intelligent et sa femme ne cessait de se lamenter de cette perte, ses joues étaient déchirées, son âme était assombrie.
Le mari lui dit :
Reviens donc à la raison : tu vas voir combien tu as tort de crier ainsi.
Si ma digne compagne veut tenir secrète mon aventure, je la lui raconterai.
J’ai aperçu dans le canal, auprès de la pierre sur laquelle je bats mon linge et où je le rince lorsqu’il est devenu propre, une boite dans laquelle on avait caché un enfant.
Je vais ouvrir le couvercle fermé et quand tu verras cet enfant, tu en auras envie.
Nous avons eu un fils qui n’a pas vécu longtemps ; il est mort et maintenant tu retrouves inopinément un fils couvert de brocart et de joyaux.
Il posa par terre le paquet de linge et ouvrit le couvercle de la petite boîte ; sa femme vit l’enfant et resta confondue ; elle appela sur lui les grâces du Créateur du monde.
Elle vit au milieu de soieries un visage brillant dont les traits ressemblaient à Ardeschir.
Son chevet était rempli de perles de belle eau, à ses pieds se trouvaient des cornalines et des chrysoprases, à sa gauche des pièces d’or rouge, à sa droite un grand nombre de rubis.
La femme lui donna sur-le-champ son sein plein de lait ; elle fut ravie de ce nourrisson qui charmait les cœurs.
La beauté de l’enfant et les trésors de la boite lui firent oublier ses chagrins.
Le blanchisseur lui dit :
Il ne faut jamais cesser de le chérir comme notre vie, car c’est l’enfant d’un homme illustre, c’est un des rois du monde.
La femme l’adopta comme s’il avait été de la famille, comme s’il avait été son propre fils et le troisième jour on lui donna le nom de Darab, parce qu’on avait fait de la rivière son berceau.
Un jour, la femme, qui était de bon conseil causa de toutes choses avec le maître de la maison et lui dit :
Que feras-tu maintenant de ces joyaux.
Il faut que la sagesse te guide en cela.
Le blanchisseur répondit :
Ô ma bonne compagne, des joyaux cachés ne me servent pas plus que de la poussière ; il vaut mieux que nous quittions cette ville et que nous échappions au loin à notre misère et à nos dangers.
Allons dans un pays où personne ne nous connaît et ne sait si nous sommes des pauvres ou des gens heureux et puissants.
À l’aube du jour, le blanchisseur fit ses préparatifs de voyage et partit sans dire dans quel pays il allait.
Ils portèrent Darab, sur leurs bras et ne se chargèrent que de joyaux et d’or.
Le blanchisseur quitta ce lieu, fit soixante farsangs et choisit sa demeure dans un autre pays ; il s’établit dans une ville étrangère, avec l’apparence d’un homme riche.
Le blanchisseur envoyait des pierreries dans une ville où résidait un prince illustre et obtenait en échange des étoffes, de l’argent et de l’or.
À la fin, il ne lui resta plus beaucoup de joyaux et il n’eut plus chez lui, de tout ce qui s’était trouvé dans la boîte, que le joyau rouge qui avait été attaché au bras de l’enfant.
La femme du blanchisseur, qui était en toutes choses le guide de son mari, lui dit un jour :
Nous n’avons pas besoin de travailler, tu es riche ; ne t’occupe donc pas de ton métier.
Le mari lui répondit :
Ô ma compagne respectée, mon guide dans la vie, tu peux appeler métier toute occupation ; et qu’y a-t-il de mieux qu’un métier ?
C’est toujours le commencement de toute chose.
Rends Darab pur et bon et tu verras quel fruit portera le temps.
Et ils l’élevèrent avec tant de tendresse que jamais un vent rude ne l’atteignit.
Lorsque le ciel eut tourné sur Darab pendant, quelques années, il devint un jeune homme noble et fort.
Il luttait dans la rue avec les jeunes gens plus âgés que lui, mais aucun d’eux n’avait un corps et des forces comme lui ; tous les enfants se réunissaient contre lui, mais tous ensemble le redoutaient.
Le blanchisseur se lamentait sur cette conduite et ses espérances s’évanouissaient.
Il lui disait :
Bats ce linge sur la pierre, car ce n’est pas une honte pour toi d’apprendre un métier.
Mais Darab fuyait l’ouvrage et le blanchisseur versait des larmes de sang dans son chagrin ; la moitié de son temps se passait à chercher les traces de Darab dans la ville et la campagne.
Un jour il le trouva quelque part, un arc en main, la poitrine développée selon la règle et le pouce armé de l’anneau ; il lui prit l’arc et lui dit froidement :
Ô vaurien d’enfant, qui ne rêves que batailles, pourquoi t’occupes-tu toujours de flèches et d’arcs ?
Comment es-tu devenu méchant de si bonne heure ?
Darab lui répondit :
Ô mon père, tu troubles mon eau (tu m’empêches d’arriver à la gloire).
Mets-moi d’abord entre les mains des savants ; quand j’aurai bien appris le Zendavesta, alors tu m’enseigneras un métier et la morale ; mais maintenant n’exige pas que je sois grave.
Le blanchisseur lui parla longuement, puis il le confia à des maîtres.
Darab apprit les sciences, acquit de la dignité et cessa de mal se conduire et de mériter des reproches.
À la fin il dit à son père nourricier :
Ô mon père, je ne deviendrai jamais un bon blanchisseur.
Que ta tendresse pour moi ne te donne pas de l’inquiétude ; fais de moi un cavalier.
Le blanchisseur chercha un cavalier accompli, sachant manier les rênes et lancer un cheval, un homme de bon renom et le lui confia pendant longtemps.
Darab apprit de lui tout ce dont il avait besoin : de tenir la bride, la lance et le bouclier, de faire faire la volte à un destrier sur le champ de bataille, de se servir de la raquette, de l’arc et des flèches, de se battre bravement et de se dérober à l’ennemi.
Il acquit tout cela au point que les léopards n’osaient pas frotter leurs ongles contre lui dans le combat.
Dernière mise à jour : 29 déc. 2021