Or Guschtasp avait une femme pleine de sens, prudente, remplie de sagesse et d’une intelligence puissante; elle prit dans les écuries un coursier et le monta; elle s’habilla à la manière des Turcs, sortit du palais et prit la route du Séistan.
Toute émue de ce qui s’était passé, elle ne se mit pas à dormir quand elle atteignit une station, mais parcourut dans un jour la distance de deux journées, et continua ainsi jusqu’à ce qu’elle fût arrivée près de Guschtasp, et pût lui donner des nouvelles de la perte de Lohrasp.
Elle lui dit:
Pourquoi as-tu tardé si longtemps;
Pourquoi as-tu quitté Balkh, la ville illustre?
Il y est arrivé une armée du Touran, et le jour est devenu amer aux hommes de Balkh;
Tout le pays est plein de pillage et de meurtres, et il faut que tu t’en ailles d’ici.
Guschtasp lui répondit:
Pourquoi tant de soucis?
Pourquoi cette douleur et ce deuil à cause d’une attaque?
Quand je me mettrai en route avec une armée, tout le pays de la Chine fléchira devant moi.
Elle répliqua:
Ne parle pas si follement, car il t’est arrivé une chose terrible.
On a tué, devant Balkh, Lohrasp, le roi des rois, et nos jours en sont devenus sombres et pleins d’amertume.
Puis les Turcs sont entrés dans le temple Nousch-Ader et ont tranché la tête au vénérable Zerdouscht et à tous les prêtres, et le feu brillant s’est éteint dans ce sang.
On ne doit pas faire si peu de cas de pareils méfaits!
Ensuite on a emmené captives tes filles; ne compte pas pour peu un si grand malheur!
Si ce n’eût été que la détresse de Homaï, le cœur d’un homme de sens en serait brisé!
Et Beh-Aferid, ta fille, que le souffle de l’air n’avait jamais touchée, ils l’ont enlevée de son trône d’or, ils lui ont arraché sa couronne et ses bracelets!
Ces paroles remplirent de douleur Guschtasp, et des larmes de sang coulèrent de ses cils;
Il convoqua les grands de l’Iran et leur raconta tout ce qu’il avait entendu.
Il fit venir celui qui écrivait ses lettres; il ôta sa couronne et quitta son trône; il envoya de tous cotés des cavaliers et expédia des lettres à toutes les frontières, disant:
Ne prenez pas le temps de laver vos têtes, ne faites pas attention aux montagnes et aux vallées, accourez tous à ma cour, armés de cottes de mailles, de massues et de casques de Roum.
On porta cette lettre à chaque prince qui avait du pouvoir dans l’empire.
Lorsqu’une armée de cavaliers, prête pour le combat, se fut rendue de toutes les provinces à la cour du roi, il distribua la solde, quitta le Séistan, et suivit la route de Balkh, la ville illustre.
Ardjasp, apprenant que l’armée de Guschtasp, le maître du monde, le maître du trône et de la couronne, était en marche, amena du Touran tant de troupes que la face du soleil et de la lune fut obscurcie; il couvrit de son armée tout l’espace de mer en mer, et nulle part on ne voyait plus la surface du sol.
Lorsque la poussière que soulevaient les deux armées se fut confondue, que la terre fut devenue noire et l’air couleur de lapis-lazuli, les armées étendirent leurs rangs des deux cotés, tenant en main des lances, des épées et des javelots.
A l’aile droite des Iraniens se trouvait Ferschidwerd, le fils du roi, qui aimait à combattre les lions féroces; à l’aile gauche se tenait le vaillant Nestour, à qui le ciel qui tourne empruntait sa lumière; le roi Guschtasp était au centre et surveillait ses troupes sur tous les points.
Du coté des Touraniens, Kender commandait l’aile droite, ayant derrière lui les fantassins et le bagage; à l’aile gauche se trouvait Kehrem, qui frappait de l’épée, et au centre Ardjasp, entouré de sa cour.
La voix des timbales se fit entendre des deux cotés, la terre était couverte de fer, le ciel était couleur d’ébène ; on aurait dit que la voûte du ciel s’envolerait, que la terre se briserait sous le poids des armées; les rochers cachaient leurs cimes, frappés de terreur par le hennissement des chevaux et les coups des haches d’armes;
La plaine se couvrait de corps sans tête, couchés dans la poussière et brisés par les lourdes massues; les épées flamboyaient, les flèches pleuvaient, les héros poussaient des cris en donnant et en recevant des coups, les astres cherchaient à s’enfuir, les armées prodiguaient leur vie, les fers des lances et les massues se courbaient, le champ de bataille était jonché de morts gisant à terre.
Bien des hommes étaient foulés aux pieds des chevaux, la gueule des lions était leur linceul, et le sang leur servait de cercueil;
On ne voyait que des têtes sans corps, des corps sans tête; les cavaliers ressemblaient à des éléphants écumants, et les pères n’avaient pas le temps de s’apitoyer sur leurs fils.
C’est ainsi que tournait la voûte du ciel, et l’on se battit pendant trois jours et trois nuits, avec haine et avec rage, avec ardeur et en poussant des clameurs.
Le champ de bataille était dans un état tel que la face de la lune fut rougie par le sang qui jaillissait.
Dans la mêlée, Ferschidwerd se jeta comme un lion sur Kehrem, qui frappait de l’épée; mais il fut tellement blessé que son âme sortit de son corps gracieux.
Bien des Iraniens furent tués, et la terre fut couverte du sang des braves.
Guschtasp avait trente-huit fils, vaillants dans la montagne et des héros dans la plaine: tous tombèrent sur ce champ de bataille, et le roi, que la fortune avait abandonné, se désespéra.
Dernière mise à jour : 7 sept. 2021