Yezdegird

Yezdegird est égorgé par le meunier

...

Lorsque le perfide Mahouï eut entendu les paroles que son fils lui avait adressées, il dit au meunier :

Va, prends avec toi des cavaliers et verse le sang de mon ennemi, car il m’échapperait pour toujours si ce secret venait à s’ébruiter.

Le meunier entendit cet ordre sans comprendre la portée de l’affaire.

Dans la nuit du trente de Khourdad-mah (juin), il retourna au moulin auprès du roi.

Dès qu’il eut quitté la demeure de Mahouï, les yeux pleins de larmes, le cœur gonflé de sang, Mahouï lança sur ses traces des cavaliers rapides comme le nuage et leur dit :

Il ne faut pas que la couronne, les pendants d’oreilles, le sceau et la tunique du roi soient souillés de sang ; vous dépouillerez le corps de ses vêtements.

Cependant, le meunier continuait sa route, les yeux baignés de pleurs, le visage jaune comme le soleil, en s’écriant :

Ô Créateur brillant, toi qui es au-dessus des évolutions du destin, livre dès à présent aux tourments le cœur et l’âme de celui qui a donné cet ordre barbare !

Étant arrivé devant le roi, le cœur plein de honte et de crainte, le visage inondé de larmes, la bouche desséchée, il s’approcha avec précaution comme celui qui veut dire un secret à l’oreille et lui plongea un poignard dans le sein.

Le roi blessé à mort poussa un soupir, sa tête et sa couronne tombèrent sur le sol à côté du pain d’orge qu’il avait devant lui.

Que celui qui trouve une issue s’échappe de ce monde dont l’âme est vide et inintelligente ; les planètes se lassent comme ceux qu’elles protègent et livrent à la mort des innocents comme Yezdegird.

Jamais roi n’avait péri de la sorte, jamais même un cavalier de son armée n’avait trouvé pareille mort.

Le ciel qui tourne est dépourvu d’intelligence, on ne s’explique ni sa haine ni ses faveurs ; le plus sage parti est de ne pas y faire attention et de contempler ses évolutions sans colère et sans amour.

Les cavaliers du funeste Mahouï, voyant que le roi gisait comme un arbre superbe loin du trône et du champ de bataille, s’approchèrent et examinèrent ses traits ; puis ils dénouèrent sa tunique violette, sa couronne, son collier et ses brodequins dorés.

Laissant le corps du roi d’Iran étendu dans la poussière, souillé de sang et le flanc déchiré par le glaive, ils s’éloignèrent en proférant cette malédiction : Puisse le cadavre de Mahouï rester ainsi baignant dans son sang sur la face de la terre !

Informé que le trône, la guerre et les désirs de la vie n’étaient plus rien pour le noble monarque, Mahouï ordonna qu’à l’heure où tout repose on le précipitât du moulin dans la rivière.

Deux serviteurs au cœur cruel traînèrent le corps du roi dans le sang et, sans connaître le rang de la victime, la jetèrent dans le tournant du Zark, où le cadavre du roi flottait tantôt droit, tantôt renversé.

Quand le jour succéda à la nuit et que les hommes sortirent de leurs demeures, deux personnages distingués d’entre les religieux voués à la pénitence arrivèrent en cet endroit ; l’un d’eux s’approcha du bord et vit le cadavre nu flottant dans l’eau.

Saisi d’effroi, il revint sur ses pas et courant au monastère, il raconta aux moines ce qu’il avait vu et leur apprit que le roi du siècle gisait tout nu dans les flots de la rivière Zark.

Aussitôt les religieux, abbés et moines accoururent de toutes parts et ce cri de douleur s’éleva d’au milieu d’eux :

Roi illustre, homme de noble race, qui a jamais vu un roi dans cette situation ?

Qui aurait pu croire, avant ce qui t’arrive, qu’un sujet déloyal, un misérable chien, un scélérat, après avoir cajolé son maître eut mis son corps en lambeaux ?

Mahouï mérite d’être maudit.

Hélas !

Ton corps, ta taille majestueuse, ton cœur, ta sagesse, ta haute raison !

Pleurons le dernier rejeton d’Ardeschir !

Pleurons le guerrier généreux et illustre !

Pleurons le trône des Sasanides, la puissance, la gloire et la couronne des rois !

Naguère encore tu étais plein de vie et de sagesse ; tu vas maintenant porter la nouvelle à Nouschirwan, tu vas lui dire que toi souverain, toi qui étais beau comme la lune et né pour la royauté, tu as été déchiré à coups de poignard dans un moulin et jeté tout nu au fond d’un gouffre !

Quatre de ces religieux se dépouillèrent de leurs vêtements, et, entrant dans l’eau, ils saisirent le corps du noble souverain, petit-fils de Nouschirwan et le tirèrent sur le bord.

Tous, jeunes gens et vieillards, entonnèrent un chant funèbre ; ou éleva dans l’enclos un tombeau dont le sommet dépassait les nuages.

Après avoir fermé la blessure avec de la glu, de la poix, du camphre et du musc, on revêtit le corps de brocart jaune ; on mit en dessous une fine toile de lin et par-dessus une étoffe couleur lapis-lazuli ; puis les prêtres répandirent au fond du sépulcre du vin, du musc, du camphre et de l’eau de rose.

Quand on ensevelit ce corps semblable au noble cyprès, le vénérable Dihkan de Merve prononça ces paroles :

Heureuse est la destinée de l’homme qui, grâce à ses vertus, sort en paix de ce monde !

Un autre reprit :

Lors même que l’homme a le sourire sur les lèvres, sache qu’il est au nombre des malheureux, car il est le jouet de la sphère inconstante qui lui montre tour à tour ses grandeurs et ses abaissements.

Un autre ajouta :

Ne donne pas le nom de sage à celui qui soigne le corps et néglige l’âme, qui recherche les richesses au prix de la mauvaise renommée, sans craindre pour son âme un dénouement funeste.

Un autre dit :

Les lèvres du roi sont closes, il ne reverra plus sa couronne, son siège souverain, son armure, ses courtisans, son diadème, son royaume, sa gloire et sa puissance.

Puisque tout cela n’est d’aucun secours, que valent le monde et ses fatigues ?

Un autre :

Pour célébrer sa bonne renommée, je ne trouve pas d’éloge digne de lui ; il a planté le cyprès dans le jardin du paradis et son âme verra l’arbre qui lui doit sa naissance.

Un autre reprit :

Dieu a recueilli ton âme et abandonné ton corps à ces religieux.

La mort sera, pour ton âme, le salut et pour ton ennemi cruel, la damnation ; le roi réside glorieusement dans le paradis et l’âme de son meurtrier se dirige vers l’enfer.

Un autre continua :

Toi qui jouis du repos, sage descendant de la race d’Ardeschir, tu récoltes les fruits dont tu as jeté la semence dans le verger ; le flambeau royal brille de tout son éclat.

Un autre :

Monarque généreux, tu dors, mais ton âme est éveillée.

Tes lèvres sont muettes, ta vie s’est échappée gémissante et ton corps est resté abandonné ici ; mais si ce corps est inerte, ton âme est agissante et le corps de ton ennemi est attaché au gibet ; si ta bouche est fermée, ton âme parle ; si ton corps est déchiré, ta vie s’est accrue ; tes mains ont laissé tomber les rênes, mais ton âme a ressaisi la lance.

Un autre :

Ô guerrier renommé, tu es parti guidé par tes bonnes actions, tu occupes un trône dans le ciel et tu laisses à d’autres ce monde d’affliction.

Un autre :

Quiconque a semé comme tu as semé, voit arriver le jour de la récolte.

L’évêque, prenant la parole, ajouta :

Nous sommes tes serviteurs, les panégyristes de ton âme pure.

Que ce tombeau soit pour toi comme un jardin plein de tulipes, ton linceul comme une prairie verdoyante et joyeuse !

Ils dirent, et, portant son cercueil à travers la plaine, ils le déposèrent dans le sépulcre ; le roi infortuné fut conduit au champ du repos, car il n’y avait plus pour lui de trône ni de couronne.

Et nous, nous demandons justice pour Yezdegird ; nous crions vengeance contre les sept planètes.

Si celles-ci n’ont ni haine ni amour, le philosophe ne m’en a jamais donné l’explication ; le dévot, s’il a parlé, n’a dit que des énigmes et toute réponse est demeurée mystérieuse.

Homme sage, puisqu’il n’y a pas de trésors ici-bas, enrichis ton cœur et ne compte pas sur le lendemain : le monde fuit rapide devant toi, le temps compte chacun de nos souffles ; exerce ton âme à la frugalité ; si tu vis, celui qui te donnait te donnera encore.

Quant à moi, si mes ressources égalaient mes dépenses, la fortune m’aurait traité en frère ; mais la grêle, cette année, s’est abattue comme la mort ; la mort même eût mieux valu pour moi que ce fléau.

Bois, froment et troupeaux, la sphère sublime a fermé pour moi la porte de ces biens.

Échanson, apporte du vin : nous n’avons pas longtemps à vivre ; telle est la loi constante de ce monde où personne ne demeure.

Puisque l’injustice des hommes nous accable, la sagesse est de boire sans proférer une plainte.

Dernière mise à jour : 4 janv. 2022