Omar donna une armée à Saad, fils de Wakkas, pour faire la guerre au roi Yezdegird ; dès qu’il en fut informé, le roi leva des troupes de tous côtés et ordonna à un fils d’Hormuzd d’en prendre le commandement et de partir.
Ce chef se nommait Rustem ; c’était un homme prudent, intelligent, brave et propre à gouverner le monde ; il possédait la science des astres, il était doué d’une grande sagesse et prêtait l’oreille aux discours des Mobeds.
Aussitôt que le Pehlewan eut reçu cet ordre, il alla chez le roi à l’âme sereine, baisa la terre, rendit au roi des honneurs divins et se tint longtemps debout en sa présence.
Yezdegird le combla de louanges en disant :
Ô descendant des rois de la terre, guerrier au corps d’éléphant et aux griffes de lion, tu te rends maître du crocodile terrible et quand tu saisis ton épée, au jour du combat, tu abats les têtes les plus fières.
J’ai appris qu’une armée innombrable d’Arabes, au visage noir comme la poix, est entrée dans notre pays pour y porter la guerre, quoique ces gens-là ne possèdent ni trésor ni roi.
Leur chef est Saad, fils de Wakkas, un homme avide de pouvoir et de richesses.
Je t’ai confié, ô Pehlewan dévoué, le drapeau de l’empire, un trésor et une armée.
Organise les troupes, prépare tout pour la lutte et ne perds pas un instant.
Quand tu seras parti d’ici pour chercher le combat et lorsque les armées seront en face l’une de l’autre, observe toi-même ces Arabes et songe à tout ce qui peut nous être avantageux ou nuisible.
Rustem répondit :
Je suis ton serviteur, me voici devant toi, attentif à tes ordres.
Je trancherai la tête des ennemis du roi, je réduirai à l’impuissance l’esprit des malveillants.
Puis, il baisa la terre et s’éloigna.
Il passa toute la nuit plongé dans ses réflexions ; lorsque le soleil brillant se montra, Rustem, avide de combats, partit en toute hâte, emmenant sous ses ordres les hommes les plus nobles et tous ceux qui étaient prudents et braves.
Trente mois s’écoulèrent de la sorte.
Lorsqu’on voulut livrer bataille devant Kadesiah, Rustem, qui était un savant astrologue, plein de justice et de bienveillance, comprit le danger et dit :
Ce combat n’est pas opportun, ce n’est pas dans ce lit que coule le fleuve des rois.
Il apporta un astrolabe, et, après avoir observé les astres, il prit sa tête dans ses mains en voyant venir le jour du désastre.
Dans sa douleur, il écrivit à son frère une lettre où il lui rendit compte de tout.
Après avoir célébré les louanges de Dieu, l’auteur des jours de prospérité et de malheur qu’il avait éprouvés, il continua ainsi :
La révolution de la destinée est de nature à inquiéter quiconque réfléchit.
Je suis l’homme le plus coupable de ce temps et Ahriman m’a enlacé dans ses liens, puisque cette famille est condamnée à perdre le trône, puisque nous ne sommes plus à une époque de victoire et de splendeur.
Du haut du quatrième ciel, le soleil voit que, dans cette lutte, le malheur s’approche rapidement de nous.
Mars et Vénus nous sont défavorables ; nous ne pouvons nous dégager de la roue sublime du ciel ; Mercure et Saturne sont en opposition et Mercure se trouve dans le signe des Gémeaux.
Telle est la situation : une œuvre immense se dresse devant nous et nos cœurs vont être las de la vie.
Je lis dans l’avenir, mais je dois garder le silence.
Je pleure amèrement sur les Iraniens et je suis consumé par le feu de la douleur quand je pense aux Sasanides.
Hélas !
Cette couronne, ce trône, cette justice !
Hélas !
Cette puissance, cette gloire, cette dynastie illustre, tout cela va être brisé par les Arabes ; car les astres ne tourneront que pour notre perte, et, pendant une durée de quatre cents ans, aucun héritier de notre race ne sera maître du monde !
Il est arrivé auprès de moi un envoyé des Arabes et j’ai discuté avec lui toutes sortes de questions dans le conseil.
Il a dit :
Nous abandonnerons au roi tout le pays entre Kadesiah et le fleuve ; mais on ouvrira un chemin sur l’autre rive jusqu’à une ville pourvue d’un marché, afin que nous puissions y faire le commerce.
Nous ne demandons rien de plus.
Nous payerons un tribut onéreux et nous ne rechercherons pas les diadèmes des grands ; nous obéirons au Roi des rois ; s’il réclame de nous des otages, nous les lui donnerons. >
Mais ce ne sont que des paroles et non des faits ; tout cela provient de la sphère qui a dévié.
Une longue guerre surgira où des centaines de lions intrépides périront.
Les grands qui combattent à mes côtés ne font aucun cas de ces propositions : Mirouï du Thabaristan et Ermeni, qui luttent avec la fureur d’Ahriman, Gulbouï Souri et les chefs armés de masses d’armes et de massues pesantes disent en levant la tête :
Qui sont ces gens-là et quels droits ont-ils sur l’Iran et le Mazenderan ?
Envahissement de frontières et de routes, succès et revers, tout sera décidé par les massues et les sabres ; nous lutterons en hommes et nous réduirons l’ennemi à l’extrémité.
Mais tous ils ignorent les secrets du ciel inconstant, parce que jusqu’à présent il nous a traités avec douceur.
Après avoir lu cette lettre, ne repousse pas les conseils de la raison, travaille et agis de concert avec les grands de l’Empire.
Rassemble tout ce qu’il y a de richesses, d’esclaves et de meubles précieux ; va en toute hâte dans l’Azerbaïdjan auprès des chefs et des nobles ; remets tout ce que tu possèdes en chevaux aux mains du trésorier d’Aderguschasp.
Si des troupes viennent du Zaboulistan et de l’Iran se mettre sous ta protection, accueille-les, habille-les et sois bon pour elles.
Méfie-toi des évolutions du ciel qui tourne ; c’est lui qui nous fait passer de la joie à la douleur et qui tantôt nous élève et tantôt nous abaisse.
Instruis ma mère de tout ce que je t’écris, car elle ne me reverra plus ; porte-lui mes adieux, prodigue-lui mes conseils, afin qu’elle ne soit pas atteinte par le malheur.
Si, plus tard, tu reçois de ma part quelque triste nouvelle, n’en conçois pas un chagrin excessif ; n’oublie pas que les trésors amassés dans cette demeure périssable ne sont que peines et néant.
Sois toujours adorateur fidèle de Dieu et bannis de ton cœur les soucis de ce monde éphémère.
La mauvaise fortune va nous poursuivre et le roi ne me reverra plus.
Toi et tous les rejetons de notre race, portez vos hommages devant Dieu et célébrez ses louanges pendant la nuit sombre.
Soyez vigilants et généreux ; ne mettez rien en réserve pour le lendemain ; sachez que moi et l’armée que je commande nous sommes en proie à la fatigue, à l’inquiétude et au malheur et qu’au bout de tout cela il n’y a pas de salut pour nous.
Puisse le doux pays d’Iran être prospère !
Si la destinée accable le roi, ne ménage ni les trésors, ni ton corps, ni ta vie ; car de cette race illustre et fortunée, ce noble roi est tout ce qui nous reste.
N’apporte aucune faiblesse en tes entreprises ; nous n’avons plus que ce protecteur sur la terre, c’est le seul survivant des Sasanides et après lui vous ne trouverez aucun autre héritier de son sang.
Hélas !
Cette couronne, cette bonté, cette justice, tout cela va disparaître ce avec la famille souveraine !
Puisses-tu vivre heureux et puissant et te dévouer à la défense du roi !
Si le danger le menace, place-toi devant lui, et, avide de combats, protège-le de ton épée.
Lorsque la chaire s’élèvera en face du trône, lorsqu’on proclamera partout les noms d’Abou Bekr et d’Omar, nos longs travaux seront perdus.
Un homme indigne deviendra roi superbe ; il ne sera plus question du trône, du diadème et de l’empire.
Les astres donneront tout aux Arabes ; le jour succédera au jour et le déclin de notre puissance à notre élévation.
Parmi ces étrangers, une famille se vêtira de noir 1 et coiffera sa tête d’une tiare de satin.
Il n’y aura plus de trône ni de couronnes, plus de brodequins dorés ni de pierreries, plus de diadème ni de drapeau flottant sur les têtes.
Aux uns la fatigue, aux autres les jouissances ; on ne s’inquiétera ni de justice ni de générosité.
À la faveur de la nuit, un ennemi vigilant envahira la demeure de celui qui se cache.
Un étranger deviendra le maître des jours et des nuits, il ceindra la ceinture royale et se coiffera de la tiare.
On ne respectera ni la foi des serments ni la loyauté ; la fausseté et le mensonge seront en honneur.
Les guerriers seront des fantassins ; il n’y aura plus qu’insultes et moqueries pour les cavaliers ; le laboureur hardi au combat tombera en discrédit ; la naissance et la race ne porteront plus de fruits.
Celui-ci dépouillera celui-là et réciproquement.
On ne distinguera plus les bénédictions des blasphèmes et la dissimulation prévaudra sur la franchise.
Leur roi aura un cœur de rocher ; le fils haïra son père et le père tendra des embûches à son fils.
Un vil esclave deviendra le maître ; ni la naissance ni la grandeur n’auront de prix.
Le monde ne connaîtra plus la probité, l’injustice envahira les cœurs et les lèvres.
Il s’élèvera une race mélangée d’Iraniens, de Turcs et d’Arabes ; il n’y aura plus de Dihkans, de Turcs ni d’Arabes ; les langues ressembleront à un badinage.
Chacun enfouira son trésor, et, à sa mort, le fruit de ses fatigues enrichira ses ennemis.
Les savants et les dévots profiteront de leur crédit pour faire des dupes ; le chagrin, la souffrance, les divisions régneront partout, comme régnait la joie au temps de Bahram Gour.
Plus de fêtes ni de plaisir, plus de travail ni de sécurité ; partout la ruse, la tromperie, les pièges.
La fureur de l’argent divisera les pères et les enfants, on se nourrira de lait aigre, on portera des manteaux de camelot.
Chacun cherchera son profil au détriment d’autrui et la religion ne sera qu’un prétexte.
Plus de différence entre le printemps et l’hiver, plus de vin aux jours de fête.
On répandra le sang pour acquérir les richesses et les jours des hommes illustres seront consommés.
Mon cœur se gonfle de sang, mon visage pâlit, ma bouche se dessèche, mes lèvres bleuissent quand je songe qu’après la mort d’un Pehlewan tel que moi, la fortune des Sasanides sera assombrie, que la sphère inconstante nous trahira, qu’elle nous persécutera et nous retirera son amitié.
Mes flèches, mes javelots qui percent le fer, ne peuvent rien contre le corps d’un ennemi nu ; mon épée qui, au jour du combat, frappait sans être émoussée, le cou des éléphants et des lions, ne peut déchirer la peau de ces Arabes.
Le savoir ne m’a rapporté que dommages sur dommages : plût à Dieu que je n’eusse pas eu cette intelligence ni le souci des jours de bonheur et de malheur !
Les chefs qui m’ont suivi à Kadesiah sont de rudes guerriers, ennemis acharnés des Arabes ; ils comptent en finir bientôt, et, en répandant des torrents de sang, changer ce pays en fleuve Djihoun.
Mais personne parmi eux ne connaît les secrets du ciel et ils ignorent que cette guerre n’est pas une affaire de peu d’importance.
Lorsque les jours d’une famille sont accomplis, à quoi servent les fatigues et les combats ?
Quant à toi, ô mon frère, puisses-tu vivre pour consoler le cœur du roi d’Iran !
Car le pays de Kadesiah sera mon tombeau ; j’aurai pour cuirasse un linceul, pour casque une couronne de sang.
Tels sont les mystères du ciel sublime ; mais n’enchaîne pas ton cœur à la douleur d’un frère ; ne quitte pas des yeux le roi du monde et sacrifie ta vie sur le champ de bataille.
Ils arrivent vite les jours d’Ahriman, lorsque la sphère qui tourne devient une ennemie.
Après avoir scellé sa lettre, il ajouta :
Puisse la bénédiction du ciel accompagner le courrier qui portera ce message à mon frère et ne lui dira que ce qu’il convient de dire !
Dernière mise à jour : 7 janv. 2022