Un grand bruit de guerre s’élève de la cour de Thalhend et son armée mit en émotion le pays entier.
Il la dirigea vers la mer et les troupes de Gau parurent de leur côté.
Les deux rois se placèrent face à face, cherchant une vengeance mutuelle ; on creusa un fossé autour des camps et l’on y introduisit de l’eau quand il fut assez profond ; des deux côtés on forma les rangs ; les cavaliers écumaient de rage ; on disposa les ailes droite et gauche, on plaça les bagages sur le bord de l’eau ; les deux puissants rois, remplis de chagrin et de haine, firent mettre des sièges sur le dos de deux éléphants, occupèrent chacun le centre de son armée et chacun prit le commandement de ses troupes.
La terre devint comme de la poix, le ciel fut violet par le reflet des pointes de lance et des drapeaux de soie, l’air devint par la poussière comme de l’ébène ; le bruit des trompettes et le son des timbales étaient tels qu’on aurait dit que la mer bouillonnait et que les crocodiles y criaient pour avoir du sang ; les coups des haches d’armes, des massues etîdes épées étaient tels qu’il sortait de l’eau un brouillard rouge, devant lequel le soleil releva le pan de sa robe, de sorte que les hommes ne se voyaient plus l’un l’autre ; on aurait dit que l’air faisait pleuvoir des épées et semait des tulipes sur la terre.
Les cris et les lamentations s’élevaient jusqu’au-dessus du ciel ; c’était comme si la résurrection était arrivée.
Les yeux des hommes qui avaient le plus d’expérience restaient confus, le monde entier était obscurci par la poussière, le sol était couvert d’un tel monceau de morts que les vau-tours ne pouvaient pas voler tau-dessus.
Toute la plaine était couverte de cervelles, de foies et de cœurs ; les sabots des chevaux trempaient dans une boue sanglante ; une grande foule se débattait dans le fossé rempli de sang, une autre gisait sur la terre privée de tête, le vent soulevait les vagues de la mer et l’armée de Goa s’avançant un corps après l’autre.
Thalhend regarda du haut de son éléphant, il vit le monde bouleversé comme les flots du Nil ; le vent
3& s’était tourné contre lui et il eut besoin d’eau et de pain ; mais le vent, le soleil et les épées tranchantes ne lui laissaient aucun repos ni aucune voie pour s’enfuir et il se coucha sur ce siège d’or et mourut. laissant à Gau tout le pays de l’IndeÇ Les hommes tiennent leurs regards attachés à leur agrandissement et leur cœur est plein de chagrin et de colère à toute diminution de leur fortune ; mais, ô sage vieillard !
Ni l’un ni l’autre ne durent.
Préfère à tout dans le monde la joie ; quel que soit l’accroissement des trésors que te donne le labeur, tous les trésors du monde ne valent pas la peine’qu’ils te coûtent.
Gau, qui observait du centre de son armée le champ de bataille ; ne voyait plus le drapeau du jeune prince ; il envoya un cavalier pour découvrir le dos de l’éléphant, pour parcourir le champ, un mille après l’autre et voir où était ce drapeau couleur de rubis qui faisait paraître violets les visages des cavaliers, car, dit-il, mon frère a cessé de combattre à moins que la poussière ne m’empêche de voir. »
Le cavalier partit, regarda partout, mais il ne vit pas le drapeau du chef des grands ; il trouva le centre de l’armée plein de bruit et de cavaliers qui cherchaient le prince.
Il s’en retourna rapidement, comme la poussière et rendit compte à Gau.
Le Sipehbed descendit de son éléphant et fit en pleurant deux milles ; il trouva son frère Thalhend mort, il trouva les joues de ses braves fanées par la douleur ; il examina le corps de la tête aux pieds et ne vit nulle part sur sa poitrine et sur sa peau une blessure.
Il poussa des cris ., se déchira la chair, s’assit en deuil et en désolation devant son frère, disant :
Hélas ! Ô vaillant jeune homme !
Tu es parti rempli de douleur et l’âme blessée ; la rotation d’une étoile ennemie t’a tué, sans qu’un souffle hostile t’ait touché.
Ta tête s’est détournée de tes maîtres, tu as péri et le cœur
(t de la mère est brisé.
Je t’ai donné avec douceur bien !
Des conseils, mais tu n’as pas voulu en profiter. »
Lorsque le précepteur de Gau arriva en ce lieu et vit l’ambitieux Thalhend mort, il se roula par terre devant Gau et s’écria :
Hélas ! Ô nouveau maître du monde ! »
Ensuite, il se mit à lui donner des avis et lui dit :
Ô puissant roi ! à quoi servent cette dés tresse et ce deuil ?
Cc qui est arrivé a dû arriver.
Tu dois des grâces au Créateur pour une chose,c’est que Thalhend n’est pas mort de la main.
J’ai prédit a au roi, d’après les mouvements de Saturne, de Mars, du soleil et de la lune, tout ce qui devait arriver, comment ce jeune homme fléchirait dans le combat, comment il amènerait lui-même sa fin.
Maintenant il a passé comme le souffle du vent, il a disparu par suite de sa folie et de son impétuosité ; mais il y a là une grande armée, pleine de douleur et de colère qui a les yeux sur toi.
Calmela et tranquilnlise nos cœurs, satisfais la raison en apaisant ta propre âme.
Car si l’armée voit le roi à pied sur la
route et pleurant de chagrin, le respect qu’on te doit en souffrira et les plus infimes deviendront insolents envers toi.
Un roi est comme une coupe d’eau de rose qui se gâte par la poussière que soulève un seul souffle d’air. »
Le prince intelligent prit l’avis du sage et l’on proclama à haute voix dans l’armée :
Ô illustres et vaillants sujets du roi !
Que pas un seul de vous ne reste sur ce champ de bataille, car maintenant ces deux armées n’en font qu’une : il faut que tous s’unissent et me rendent hommage.
Vous tous êtes sous ma protection, vous êtes pour moi un héritage de cette grande âme, mouflera. »
Ensuite, il convoqua les sages ; le sang de son cœur dégouttait de ses cils ; il fit préparer pour Thalhend un étroit cercueil en ivoire, en or, en turquoises et en planches de bois de teck, que l’on calfeutra avec de la glu, ’du bitume, du camphre et du musc ; il couvrit le visage de son frère avec du brocart du Sind et cet illustre prince indien disparut.
De là Gau emmena sans délai son armée et ne s’arrêta pas longtemps sur la route et dans les stations.
Dernière mise à jour : 25 sept. 2021