Les choses allèrent ainsi jusqu’à ce que le roi eût vingt et un ans.
Or, un jour, pendant que le vin colorait la coupe du roi comme la tulipe, Souferaï se présenta devant le maître de la couronne pour demander la permission de se rendre dans son pays.
Le Sipehbed et son contége firent leurs préparatifs ; il fit battre les timbales et se mit en marche pour Schiraz.
Il partit gaiement pour son propre pays, tous ses vœux étaient comblés ; tout le Farsistan lui était soumis comme un esclave ; il avait tout, excepté la couronne du roi des rois.
Il se disait que c’était lui qui. l’avait mis sur le trône, lui qui l’avait acclamé roi et que celui qui parlerait mal de lui à Kobad recevrait une réponse froide et serait chassé de sa présence.
Il levait des impôts dans toutes les provinces, de tous les notables et de tous les grands.
Mais lorsque Kobad reçut des nouvelles de Schiraz et de ce qui s’y passait de juste et d’injuste, tout le monde dit :
Kobad ne possède dans l’Iran que le titre de roi ; il n’est le maître ni de l’armée ni du trésor ; il n’a ni ordre ni conseil à donner ; le monde est devenu l’esclave de Souferaï. »
Des confidents de Kobad lui rapportèrent ces discours, disant :
Pourquoi, ô puissant roi !
Te contentes-tu d’un titre ?
Cet homme a un trésor plus rempli que le tien ; il faut délivrer le monde de cette plaie ; tous les habitants du Farsistan sont devenus ses esclaves, tous les grands sont devenus ses serviteurs. »
Ces paroles aigrirent le roi Kobad, il ne se souvint plus de ce que Souferaï avait souffert pour lui.
Il dit :
Si j’envoie une armée, la tête lui tournera et il voudra se battre ; j’aurai donc employé mes trésors à me faire un pareil ennemi et il me cau- sera bien des chagrins et des peines ; tout le monde se rappelle ses hauts faits, mais personne ne sait ce qu’il trame en secret. le n’ai pas dans l’Iran un homme de guerre qui osera marcher contre lui avec une armée. »
Un de ces conseillers lui dit :
Ne crains pas qu’il puisse jamais être reconnu roi ; tu as des serviteurs et un chef d’armée qui saisiraient de leurs mains la sphère qui tourne et quand Schapour de Heï se mettra en marche, le cœur de Souferaï, le malfaiteur, se déchirera. »
Le roi l’écouta et reprit conrage ; il oublia les mérites de Souferaï et ne pensa qu’à ses défauts.
Kobad ordonna aussitôt à un homme qui avait de l’expérience de prendre à l’instant un cheval et de faire semblant d’aller à la chasse au faucon, mais de se rendre auprès de Schapour de Beî, de le faire monter sur-le-champ à cheval et de l’envoyer de Reî à la cour.
Le messager partit, selon l’ordre du roi, comme le vent d’automne, emmenant avec lui un ; cheval de rechange.
Lorsque le chambellan de Schapour le vit, il lui adressa des questions, se chargea de la lettre du roi, la remit à son maître et amena en sa présence le cavalier qui portait haut la tête. -Schapour, le descendant de Mihreg, lut la lettre du roi Kobad et se mit à sourire, car Souferaï n’avait dans le monde d’autre ennemi que lui, ni en public ni en secret.
Aussitôt qu’il eut entendu le message du roi, il rassembla ses serviteurs et conduisit en tolite hâte son armée vers le Thisifoun.
Lorsqu’il eut amené ses troupes auprès de Kobad, on lui donna à l’instant accès au palais et le roi, quand il l’aperçut, le reçut gracieusement, le fit asseoir devant le trône de turquoises et lui dit :
Je n’ai rien de Cette couronne et le monde me regarde comme un être inutile.
Sonferaï s’est emparé de tout le pouvoir et je n’ai quele titre de roi des rois ; mais à la fin je me révolte contre ce poids qui pèse sur mon cou, qu’il soit juste ou injuste.
Si mon frère était resté roi de l’Iran, cela aurait , mieux valu que l’oppression de-Souferaï. »
Schapour lui répondit :
Ô roi, ne laisse pas ton cœur se chagriner de cette affaire.
Il faut écrire une lettre sé-
Vèrc ; tu as pour soutien la majesté du trône, ton titre et ta naissance.
Dis-lui :
Je n’ai de la couronne des rois des rois que la fatigue et un trésor vide ; tu lèves les impôts et c’est sur moi qu’on en rejette la faute ; je ne veux pas que dorénavant tu m’appelles roi.
J’envoie auprès de toi un Pehlewan, car je ne fais que pleurer sur ce que tu fais. »
Quand il aura reçu une pareille lettre et quand je serai près .de lui avec mon armée prête au combat, je ne lui laisserai pas un instant pour la réflexion, je ne lui adresserai la parole qu’avec colère’m On appela un homme qui pouvait écrire une lettre, on le fit asseoir auprès de Schapour, qui lui dicta les paroles qu’il avait dites au roi et le roseau du scribe allait comme le vent.
Le roi apposa son s’ceau surl la lettre et Schapour partit avec une armée qu’il avait composée de tout ce qu’il y avait de plus illustre dans les troupes du roi.
Lui et les grands, remplis d’envie de combattre, se dirigèrent vers la ville de Schiraz.
Souferaï en eut des nouvelles, mit en mouvement à l’instant son armée et alla à la rencontre de Schapour avec une grande escorte de cavaliers choisis et revètus de cuirasses.
Ils se rencontrèrent et ces deux hommes, qui portaient haut la tête, mirent pied à terre ; Schapour s’assit à côté de Souferaï et ils parlè- rent longtemps de ce qui se passait de bien et de mal, ensuite Schapour lui donna la lettre du roi et c’est alors que se montra la difficulté de l’affaire.
Lorsque le Pehlewan eut lu la lettre, il pâlit, son cœur se serra, son esprit se troubla.
Souferaï ayant achevé sa lecture, Schapour lui dit :
Maintenant il ne faut plus cacher de quoi il s’agit : le roi du monde m’a ordonné de te mettre dans les fers : il a beaucoup déploré cela devant les grands, mais tu as lu sa lettre et tu sais que le roi des rois tient à ses volontés. »
Le Pehlewan répondit :
Le roi du monde me connaît : j’ai supporté bien des fatigues et des dangers à cause de lui ; je suis allé dans le Zaboulistan avec une armée ; je l’ai délivré des fers par ma bravoure, je n’ai pas permis qu’il lui arrivât malheur et j’ai en de l’influence auprès du roi et des grands de l’Iran.
Mais puisque je dois être récompensé par les chaînes et que cela t’aflligerait d’avoir à me combattre, je’ne te demande pas du temps ; lie mes pieds, les chaînes du roi ne m’aflligent pas.
N’a-t-il donc pas honte devant Dieu et devant l’armée, car j’ai tant de fois versépour lui mon sang chaud ?
Quand le roi était dans les chaînes, j’ai juré un grand serment devant Dieu, que ma main ne toucherait que la griffe de l’épée, que j’abaisserais le soleil dans cette lutte jusque dans les brouillards, jusqu’à ce que j’aie sacrifié ma tête ou livré, par ma bravoure, la tête de Khouschnewaz, après l’avoir arraché du trône, aux ciseaux de la mort ; et maintenant il ordonne de me lier !
Est-ce que j’ai mérité des liens ?
Est-Ce que des paroles malson- VI.
Nantes sont ma récompense ?
Mais ne t’écarte en rien de ses ordres, sache que les fers aux pieds d’un homme sont un ornement pour lui. »
Schapour l’écouta, lui enchaîna les pieds, fit battre les timbales et remonta à cheval.
Il l’amena du Farsistan auprès de Kobad, qui ne paraissait pas se souvenir de tout le passé et ordonna de le jeter en prison et de le mettre avec des fous.
Puis, il donna l’ordre d’apporter de Schiraz à Thisifoun tout ce que Souferaï y possédait. d’épargnes, de trésors et de fruits de la terre et que l’homme chargé du convoi remît le tout au trésorier.
Lorsqu’une semaine fut passée, le roi tint conseil avec le Grand Mobed sur le sort de Souferaï.
Le conseiller du roi lui dit :
Tout Thisifoun est en sa faveur, l’armée et le peuple, les Dihkans et les gens de la cour.
S’il reste sain et sauf dans l’Iran, il faut que tu te résignes à quitter le trône ; il vaut mieux mettre à mort l’ennemi du roi et briser la fortune de celui qui lui vent du mal. »
Le roi écouta les paroles du Mobed et se jeta dans cette nouvelle voie, désespérant de l’ancienne.
Il ordonna de mettre à mort Souferaï et de désoler le cœur de sa famille.
Dernière mise à jour : 7 sept. 2021