Quand le mois fut fini et le temps des combats revenu sans qu’on eût violé le traité et la foi donnée, les deux armées firent entendre le bruit des armes et se portèrent sur le champ de bataille.
Le ciel était ébranlé par le bruit des timbales, des clairons et des clochettes ;
On ne voyait que crinières de chevaux, mains d’hommes, brides, massues, flèches, arcs et lances ; pas un moucheron n’aurait pu passer, tant il y avait de braves, de massues, de lacets et de haches d’armes : tu aurais dit que le monde était dans la gueule d’un dragon, ou que le ciel s’était abaissé sur la terre.
L’aile gauche des Iraniens était commandée par Aschkesch prompt à frapper, qui faisait couler dans le combat des torrents de sang.
A l’aile droite se tenait Guiv fils de Gouderz, qui était un puissant seigneur et gouverneur de la frontière occidentale.
Feribourz fils de Kaous, entouré de ses braves et suivi par son drapeau, se tenait au centre de l’armée ; il dit à ses troupes :
Notre valeur est restée cachée trop longtemps, il faut donc combattre aujourd’hui comme des lions et rendre le monde étroit devant nos ennemis ;
Sinon nos massues et nos casques de Roum riraient de notre honte à tout jamais.
Les Iraniens firent pleuvoir une grêle de traits semblable à une pluie d’automne qui tombe sur les arbres ;
Aucun oiseau n’aurait osé voler au-dessus des combattants à travers cette multitude de flèches et de massues, à travers la poussière que soulevait l’armée et au milieu de laquelle on voyait briller comme des flammes les épées moirées : tu aurais dit que les cœurs des braves étaient des étoiles.
Le grand nombre des lances, des massues et des épées tranchantes faisait trembler la terre comme elle tremblera au jour de la résurrection.
Guiv s’élança des rangs du centre de l’armée en rugissant et les lèvres couvertes d’écume.
Il était entouré des membres illustres de la famille de Gouderz, desquels dépendait le gain ou la perte de la bataille ; ils attaquèrent avec l’arc et la lance, ils firent jaillir le feu de l’acier.
Gouderz et Piran se combattirent obstinément ;
Neuf cents hommes de la tribu de Piran tombèrent ; mais Lehhak et Ferschidwerd voyant que cette grande armée succombait, firent une vive attaque contre Guiv et contre ses héros armés de massues.
Les chefs lançaient avec leurs arcs une pluie de traits sur ces braves couverts de cuirasses, bientôt on ne vit plus la surface de la terre et le sol disparut sous le nombre des morts.
Personne ne voulait détourner ses yeux de son ennemi, personne ne voulait céder la place qu’il occupait.
Houman dit alors à Ferschidwerd :
Il faut porter l’attaque sur le centre de l’armée, jusqu’à ce que Feribourz l’abandonne et se réfugie derrière les rangs, alors nous vaincrons facilement l’aile droite et nous nous emparerons des bagages.
Ils se jetèrent sur le centre et sur Feribourz fils de Kaous ;
Le Pehlewan de l’armée s’enfuit devant Houman et la ligne de bataille des Iraniens fut rompue.
Les fiers guerriers abandonnèrent alors leur position ; livrés à eux-mêmes, ils n’obéirent plus à personne ; ils cédèrent à l’ennemi le terrain qu’ils avaient occupé et toute résistance cessa du côté des Iraniens.
On ne voyait plus à leur place les timbales et l’étendard et les visages des braves pâlissaient en voyant la tournure que prenait la bataille ;
Ils tournèrent le dos à l’ennemi, ils ne tenaient plus dans leurs mains vides que du vent.
Les timbales, les drapeaux et les lances furent renversés, on ne distinguait plus les brides des étriers ; le cœur des guerriers était entièrement abattu et la plaine et la montagne étaient trempées de sang.
Les ennemis s’avançaient de tous côtés en grandes masses et Feribourz se réfugia sur le flanc de la montagne.
Les Iraniens qui survivaient s’enfuirent ; c’est sur ceux qui sauvent ainsi leur vie qu’il faut pleurer.
Il n’y avait plus alors que Gouderz et Guiv qui, entourés d’un grand nombre de guerriers illustres, se maintenaient dans leur position.
Lorsque Gouderz fils de Keschwad vit que le drapeau de Feribourz fils de Kaous ne se trouvait plus au centre de l’armée, lorsqu’il vit que les héros avaient disparu, son cœur s’enflamma comme le feu.
Il tourna les rênes pour s’enfuir et les cavaliers de sa famille firent entendre un cri de terreur.
Guiv lui dit :
Ô vieux Sipehdar !
Toi qui as vu tant de massues et de flèches, si tu t’enfuis devant Piran, il faudra que je me couvre la tête de poussière.
Ni les héros, ni les grands pleins d’expérience ne vivront toujours.
Toi et moi nous sommes sûrs de mourir ; car de tous les maux, la mort est le plus certain.
Or puisque le sort est contre nous, il vaut mieux que tes ennemis voient ton front que ton dos.
Ne nous enfuyons pas de la bataille, ne déshonorons pas la poussière de Keschwad.
N’as-tu pas entendu le vieux proverbe que le sage nous a répété :
Que deux frères se placent dos à dos et une montagne ne sera plus qu’une poignée de poussière ?
Tu vis, tu as soixante et dix vaillants fils ; et ta famille compte encore beaucoup d’éléphants et de lions.
Perçons donc avec nos épées le cœur de nos ennemis et si une montagne se trouve devant nous, arrachonsla de sa base.
Lorsque Gouderz entendit les paroles de Guiv, lorsqu’il regarda les têtes et les casques des vaillants membres de sa famille, il eut honte de son prudent projet et se raffermit aussitôt sur ses étriers.
Gourazeh, Kustehem, Barteh et le brave Zengueh sortirent des rangs et firent un serment solennel et inviolable, disant :
Nous ne quitterons pas ce champ de bataille, quand même les coups de massue feraient couler notre sang par torrents ;
Nous nous placerons dos à dos pour reconquérir notre gloire perdue.
Ils se raffermirent sur leurs étriers et combattirent avec leurs massues.
Beaucoup de Touraniens illustres tombèrent et le sort paraissait tourner contre eux.
Le vieux Gouderz dit alors à Bijen :
Pars avec ta massue et tes flèches, tourne la bride de ton cheval vers Feribourz et apporte-moi le drapeau de Kaweh ; et si Feribourz lui-même veut l’accompagner, il fera pâlir les joues de ses ennemis.
Bijen l’écouta, lança son cheval, courut semblable à Aderguschasp auprès de Feribourz et lui dit :
Pourquoi te caches-tu ici ?
Secoue les rênes de ton cheval comme un brave et ne reste pas plus longtemps sur cette montagne.
Si tu ne veux pas venir, donne-moi ton drapeau et tes cavaliers armés d’épées d’acier.
Ces paroles de Bijen ne rappelèrent pas Feribourz à la raison, il poussa un cri de fureur contre Bijen, disant :
Pars, tu es trop emporté et encore novice dans le métier des armes.
C’est à moi que le roi a confié ce drapeau et cette armée, la dignité de Pehlewan, le trône et le diadème.
Ni Bijen fils de Guiv, ni aucun guerrier dans le monde n’est digne de porter ce drapeau.
Bijen tira une épée d’acier et en frappa soudain la hampe de l’étendard de Kaweh, la coupa en deux, saisit la moitié supérieure et partit pour rejoindre les siens.
Lorsque les Turcs le virent venir avec le drapeau, un grand nombre de braves au cœur de lion, tous avides de combats, se jetèrent au-devant de lui, en apprêtant leurs massues et en tirant leurs épées pour lui disputer le drapeau de Kaweh.
Houman leur dit :
C’est ce drapeau violet qui fait la force de l’Iran et si nous pouvons nous en emparer, nous rendrons le monde étroit devant Khosrou.
Bijen banda son arc comme un héros, il lança sur ses ennemis une pluie de traits, qui les tenait à distance et préparait un festin pour les loups.
Les cavaliers qui entouraient Guiv et Kustehem leur dirent alors :
Voici le moment d’attaquer les Touraniens et de leur arracher la couronne et le trône
Les plus braves d’entre les Iraniens s’avancèrent avec leurs lourdes massues et tuèrent plus de mille ennemis.
L’illustre Bijen les rejoignit en toute hâte et ils continuèrent ensemble leur route jusqu’à ce qu’ils atteignirent le gros de l’armée.
Bijen y arriva comme un lion féroce, tenant en main le drapeau de Kaweh, autour duquel toute l’armée se pressa, en obscurcissant l’air par des flots de poussière.
Ils s’ébranlèrent encore une fois et recommencèrent la lutte sur ce champ de bataille ;
Rivniz, qui était cher à Kaous comme sa vie, fut tué à la tête de l’armée ;
C’était un prince qui portait une couronne, le fils puîné du roi ; c’était l’âme de son père et le favori de Feribourz.
Sa tête et sa couronne roulèrent dans la poussière et plusieurs d’entre les grands déchirèrent leurs vêtements ; mais Guiv s’écria à haute voix :
Ô illustres héros, ô vaillants guerriers !
Personne dans notre camp n’était aussi honoré que lui de Feribourz fils de Kaous ;
Et le vieux Kaous a maintenant perdu dans ce lieu de malheur un petit-fils et un fils, Firoud fils de Siawusch et Rivniz ;
Fut-il jamais au monde un plus affreux malheur !
Si nous laissons entre les mains de l’ennemi la couronne de ce jeune roi, nous serons couverts de honte ;
Et pourtant, si je me jette au milieu de cette mêlée, les rangs des Iraniens seront rompus.
Mais il ne faut pas que cette couronne royale demeure au pouvoir des Turcs sur ce champ de bataille ;
Car la perte de la couronne de Rivniz, jointe à la perte de ce héros, serait une honte plus grande que celles qui nous accablent déjà.
Or il arriva que le noble Sipehbed, le vaillant Piran entendit ces paroles de Guiv ;
Il mena de nouveau son armée à l’attaque pour s’emparer de cette couronne illustre ;
La fortune de beaucoup de braves baissa et un grand nombre de guerriers succombèrent dans les rangs des deux armées.
Le brave Bahram s’élança comme un lion et attaqua les Touraniens, la lance en main ; il emporta la couronne de Rivniz avec la pointe de sa lance et jeta dans la stupeur les deux armées.
Les Iraniens furent remplis de joie de ce que ce jeune héros avait rapporté la couronne ;
Mais la bataille devint de plus en plus furieuse et personne n’abandonna son poste.
Les combattants se jetaient sans cesse les uns sur les autres ; ils se frappaient à la tête et continuèrent ainsi jusqu’à la nuit, où les ténèbres ne laissaient plus rien distinguer.
Il ne restait alors en vie que sept membres de la famille de Gouderz, tous les autres gisaient sur le champ de bataille ;
Vingt-cinq braves de la famille de Guiv, tous dignes de diadèmes et de trésors, étaient morts ;
Quatre-vingts hommes de la race de Kaous avaient péri, tous bons cavaliers et lions vaillants, quoique je n’aie parlé que du seul Rivniz.
Neuf cents parents de Piran avaient péri ce jourlà dans le combat et la fortune de trois cents hommes de la famille d’Afrasiab s’était éclipsée ;
Mais le champ de bataille et l’honneur de la journée étaient demeurés à l’iran et c’était son drapeau qui illuminait le monde.
Les Iraniens n’avaient plus la force de combattre ;
Ils avaient recherché la lutte et avaient trouvé une défaite.
Ils quittèrent le champ de bataille et y abandonnèrent misérablement leurs blessés.
Au moment où la fortune se décidait contre eux, Kustehem perdit son cheval bondissant ; il partit à pied, marchant avec sa cuirasse et son casque comme un homme ivre.
Lorsque le jour fut tombé et la nuit venue, Bijen l’atteignit et lui dit :
Viens et monte derrière moi en croupe, car personne ne m’est plus cher que toi ;
Et tous les deux continuèrent leur route sur le destrier de Bijen.
Quand le jour eut entièrement fait place aux ténèbres, tous les Iraniens qui avaient échappé à la bataille se dirigèrent en fuyant vers le pied des montagnes, pendant que les cavaliers turcs, le cœur en joie et délivrés de leur détresse et de leurs inquiétudes, rentrèrent dans leur camp, remplis de fierté et prêts à recommencer le combat.
Dans le camp iranien on n’entendait que des cris et les oreilles étaient assourdies par les plaintes et les gémissements ;
Chacun cherchait dans les montagnes ses parents et ses alliés et se livrait avec eux à sa douleur.
Telle est la manière d’agir de ce vieux monde ;
On n’échappe point au sort que ses rotations amènent, il ne regarde personne avec tendresse et ne fait pas de distinction entre amis et ennemis ; mais faut-il que l’homme se laisse abattre parce que sa fortune, haute naguère, a décliné ?
Dernière mise à jour : 7 sept. 2021