Lorsque l’astre qui illumine le monde commença à luire au-dessus de la montagne et que le jour saisit les deux boucles de cheveux qui pendent sur les joues de la nuit sombre, qu’il se dégagea de son voile noir et mordit jusqu’au sang les lèvres de la lune, on entendit dans les deux camps le bruit des tambours et les héros quittèrent leur couche.
Le Sipehdar Houman sortit du camp et regarda tout autour de lui, se disant :
Il faut que les Iraniens aient reçu des renforts, puisqu’on a été obligé de dresser de nouvelles tentes.
Il vit une enceinte de tente de brocart bleu, autour de laquelle s’agitaient beaucoup de serviteurs ;
Il vit plantés devant l’enceinte le drapeau et la lance d’un Sipehbed et cette idée que la fortune allait changer le frappa.
Ensuite, il aperçut une enceinte noire avec un drapeau brillant comme la lune ;
Il vit Feribourz fils de Kaous entouré d’éléphants et de timbales et un grand nombre de tentes dressées près du camp de Thous.
Il revint tout soucieux et dit à Piran :
Ce jour nous apporte bien des fatigues.
On a entendu cette nuit dans le camp iranien plus de bruits d’armes, de cris et de tumulte que les autres nuits ;
Je suis donc sorti de ma tente de grand matin, je suis allé tout seul reconnaître les ennemis et me suis assuré qu’il est arrivé de l’Iran à leur secours une grande armée.
J’ai vu une enceinte de brocart vert devant laquelle est planté un drapeau à figure de dragon et autour sont campées des troupes du Zaboulistan armées de boucliers et de poignards du Kaboul.
Je crois que c’est Rustem que le roi leur aura envoyé pour renfort.
Piran lui répondit :
Malheur à nous si Rustem est arrivé pour livrer bataille !
Alors ni Kamous, ni le Khakan de la Chine, ni Schenkoul, ni aucun des braves du Touran ne resteront en vie.
Il sortit aussitôt du camp, s’approcha des Iraniens et les observa.
De là il courut auprès de Kamous, de Manschour et de Ferthous et leur dit :
Je suis sorti à l’aube du jour, j’ai fait le tour de l’armée iranienne et j’ai reconnu qu’elle a reçu de grands renforts et qu’un grand nombre de guerriers illustres l’ont rejointe.
Je crois que Rustem, dont j’ai déjà parlé à cette assemblée a quitté la cour de l’Iran et est venu ici au secours de Thous.
Kamous lui répondit :
Ô homme plein de prudence, ton esprit te suggère donc toujours des idées de malheur !
Sache que quand même Keï Khosrou serait venu nous combattre, tu ne devrais pas t’en effrayer si follement.
Que parles-tu donc tant de Rustem ?
Ne prononce plus jamais le nom du Zaboulistan.
Quand le crocodile voit flotter mon drapeau dans la bataille, il tremble au fond de la mer de la Chine.
Va, mets en ordre ton armée et faisla avancer !
Porte ton drapeau sur le champ de bataille et quand nous nous jetterons moi et les miens dans la mêlée, ne reste pas en arrière.
Tu vas voir comment combattent des hommes et le désert va se couvrir d’une mer de sang.
Le Pehlewan fut réjoui de ces paroles et délivré de l’inquiétude où l’avait jeté Rustem ;
Il s’en retourna le cœur rempli de joie, plein de résolution, ayant retrempé son âme dans l’eau de la bravoure ;
Il distribua à ses troupes des casques et des cuirasses et leur répéta les discours de Kamous ;
Ensuite, il se rendit chez le Khakan, baisa la terre devant lui et dit :
Ô roi, puisses-tu être heureux !
Puisse ton aspect réconforter les âmes !
Tu as fait un long et pénible chemin, tu as renoncé aux fêtes pour prendre part à nos fatigues, tu as traversé dans des vaisseaux la mer de la Chine pour complaire à Afrasiab.
Tu es la sauvegarde de l’armée ;
Agis maintenant d’une manière digne de ta race ;
Fais orner de sonnettes tes éléphants, assourdis le monde du bruit de tes trompettes.
Je vais aujourd’hui livrer bataille ;
Occupe le centre de notre ligne avec les timbales et les éléphants, assure les derrières de l’armée et aide-moi à élever mon casque jusqu’aux nues.
Le vaillant Kamous m’a assigné pour poste l’avant-garde et il a fait beaucoup de serments terribles, en brandissant sa lourde massue et en jurant qu’il ne se servirait aujourd’hui d’aucune autre arme, quand même il pleuvrait des pierres.
Le Khakan ayant entendu ces paroles, fit sonner des trompettes ;
La montagne semblait sauter et la terre et le ciel, au bruit des tambours, s’armaient pour le combat et se dépouillaient de toute pitié.
Le Khakan ordonna qu’on donnât le signal du combat sur le dos de son éléphant ;
Et le monde devint noir, les yeux des hommes furent privés de lumière, les esprits perdirent le repos.
Le Khakan s’avança en pompe au centre de l’armée, la poussière couvrit le ciel comme un nuage sombre et le bruit des clochettes indiennes faisait vibrer les cœurs.
Le trône du Khakan, placé sur le dos d’un éléphant, éclairait la plaine par sa splendeur à la distance de plusieurs milles ;
La bouche et les yeux du ciel se remplirent de poussière, tu aurais dit que sa face était couverte de poix ;
Et lorsque le Khakan parut au centre de l’armée, la lune s’égara de sa route.
Kamous étendit sa ligne à la droite de la montagne, on transporta ses bagages du côté de la plaine et Piran, son frère Houman et Kelbad se placèrent en toute hâte à la gauche de la montagne.
Lorsque Rustem vit les mouvements du Khakan, il disposa ses troupes sur le champ de bataille, ordonna à Thous de faire placer les timbales et de parer son armée comme l’œil du coq et lui dit :
Nous allons voir sur qui le ciel tourne avec amour, à qui il accordera sa faveur et laquelle des deux armées succombera.
Je ne me suis point arrêté en route et mon cheval Raksch a fait chaque jour deux étapes ;
Maintenant ses sabots sont usés, il est fatigué de ce long chemin et je n’ose pas le charger du poids de mon corps pour aller combattre un ennemi.
Venez donc pour aujourd’hui à mon aide dans cette bataille et tâchez de vaincre vous-mêmes cette armée.
Thous fit sonner des trompettes et battre les tambours d’airain et le bruit et la voix des clairons se fit entendre.
Gouderz prit le commandement de l’aile droite et envoya ses bagages dans la montagne ;
Feribourz occupa l’aile gauche et les lances de ses cavaliers donnèrent au monde l’aspect d’un champ de roseaux ;
Thous fils de Newder s’établit au centre de l’armée.
La terre se couvrit de poussière et le vent se leva dans les airs ;
Le monde disparut sous la poussière et les braves ne se voyaient plus eux-mêmes.
Le héros au corps d’éléphant monta sur le sommet de la montagne pour reconnaître le Khakan et les Touraniens ;
Il vit une armée telle que la mer du Roum ne paraissait auprès d’elle qu’une boule de cire : il y avait les guerriers de Kaschan, de Schikin, du pays de Seklab et de l’Inde, de Gahan, des bords de l’Indus, du Roum et du Sind, de Tcheghan, de la Chine et du Whar, qui tous portaient des cuirasses et des casques de différentes sortes ;
Dans chaque corps d’armée on parlait une langue différente et l’on y voyait des drapeaux et des vêtements divers.
Ces éléphants, cette pompe, ces trônes d’ivoire, ces bracelets, ces chaînes et ces couronnes faisaient du monde comme un jardin du paradis ;
C’était beau et terrible à voir.
Rustem s’arrêta sur la hauteur confondu d’étonnement et commença à concevoir des doutes ; il se dit :
Jusqu’à quand le ciel nous sourira-t-il et quel jeu jouera avec nous le firmament qui s’étend au-dessus de nos têtes ?
Ensuite, il descendit de la montagne sans que son courage fût ébranlé ;
Il passa devant le front de l’armée et devant Thous, en continuant à se dire :
Depuis que j’ai pris les armes pour la première fois, je ne me suis pas reposé une seule année ;
J’ai vu bien des armées, mais jamais une plus grande que celle-ci.
Il ordonna qu’on battît les timbales ;
Le Sipehdar Thous se mit en marche et descendit dans la plaine, tenant sa lance prête pour verser le sang de la vengeance.
L’armée défila pendant la moitié du jour et forma dans la plaine une ligne longue de deux farsangs.
La poussière qu’elle soulevait faisait disparaître la lumière et l’on ne distinguait plus le jour de la nuit ;
Les plumes et les fers des flèches obscurcissaient l’air et le soleil en fut troublé ;
Les cris des cavaliers et les hennissements de leurs destriers montaient de la plaine au-dessus de Saturne et de Mars et le piétinement des chevaux et le bruit des tambours donnaient des ailes aux rochers.
Les épées et les bras étaient rouges de sang et le cœur de la terre tremblait sous les sabots des chevaux ;
Les lâches mouraient de peur et les braves se taillaient des linceuls de leurs cottes de mailles ;
De tous côtés s’enfuyaient les lions et s’envolaient les aigles courageux ;
La face du soleil pâlissait et la montagne et les rochers tremblaient.
Le vaillanl Kamous dit aux siens :
Quand il faudrait fouler le ciel aux pieds, prenez tous vos épées, vos massues et vos lacets et jetez-vous dans cette grande mêlée.
Celui qui ambitionne la possession du monde doit mettre sa vie sur la paume de sa main ;
Sinon on placera sa tête sous la pierre du tombeau !
Dernière mise à jour : 7 sept. 2021