Keï Khosrou

Le Khakan est fait prisonnier

...

Le Khakan lui répondit par des injures et lui dit :

Ô homme vil de corps et d’âme !

Maudits soient l’Iran et son roi et son armée.

Tu aurais besoin de ma protection, toi homme du Seïstan, le plus vil des hommes et tu voudrais que le roi de la Chine te servît comme un simple soldat !

Il tombait une pluie de flèches qui ébranlait les armées comme le vent d’automne ébranle les arbres ;

Les plumes d’aigle remplissaient l’air ;

Jamais on n’avait vu, même en songe, une pareille bataille.

Gouderz voyant cette pluie de fer, trembla pour Rustem et dit à Rehham :

Ne tarde pas plus longtemps, cours, avec deux cents cavaliers armés d’arcs de Djadj et de flèches de bois de peuplier, couvrir les arrières de Tehemten

Ensuite, il dit a Guiv :

Fais avancer l’armée, ne permets pas à un seul ennemi de rester sur cette plaine ;

Ce n’est pas le temps de se reposer et de se tenir tranquille, ni de délibérer et de parer ses troupes ;

Conduis tes braves vers la droite et cherche Piran et Houman.

Que jamais bénédiction ne descende sur cette famille !

Que la malédiction pèse sur elle au jour de la vengeance !

Regarde Tehemten, qui en faisant tête au Khakan abaisse le ciel sur la terre.

Rehham s’élança comme un léopard et se plaça dans le combat derrière Rustem, qui dit à ce lion :

Je crains que mon cheval Raksch ne soit fatigué de la bataille et alors je serais obligé de combattre à pied, souillé de sang et de sueur.

Cette armée est comme une armée de fourmis et de sauterelles.

N’attaque pas les éléphants et leurs conducteurs, car nous devons les amener sains et saufs à Khosrou, quand nous lui porterons ces dépouilles nouvelles de la Chine et de Schingan.

Ensuite, il s’écria :

Puisse Ahriman être le compagnon des Turcs et des Chinois !

Ô malheureux, qui êtes dénués de toute ressource, accablés de douleur, impuissants et désespérés, n’avez-vous donc pas entendu parler de Rustem, ou votre tête était-elle dépourvue de raison ?

C’est un homme qui ne compte pour rien un dragon et qui attaque les éléphants sur le champ de bataille.

N’êtes-vous pas encore las de me combattre, moi de qui vous ne recevez que des coups de massue et d’épée ?

Il décrocha son lacet et le plaça encore roulé sur le pommeau de la selle, lança Raksch et jeta un cri qui aurait déchiré l’oreille du dragon.

Partout où il poussait son cheval, il dispersait les braves qui couvraient le terrain ;

Il ne pensait qu’à combattre, le bras entouré des tours de son lacet et les sourcils froncés.

Chaque fois qu’il désarçonnait, avec le nœud de son lacet, un prince ou un simple soldat, le Sipehdar Thous faisait retentir jusqu’aux nuages les clairons et les timbales, un Iranien liait les mains au prisonnier et le conduisait de la plaine dans la montagne.

Le Khakan, du haut de son éléphant, vit la surface de la terre agitée comme les flots de l’Indus ;

Il vit un éléphant assis sur une haute montagne, qui prenait les braves avec le nœud de son lacet, qui faisait tomber les vautours des nuages noirs et que regardaient les étoiles et la lune.

Parmi les chefs de son armée il en choisit un qui savait bien la langue des Iraniens et lui dit :

Va auprès de cet homme au cœur de lion et dis-lui :

Ne sois pas cruel dans le combat ;

Ce sont des hommes de Tchegân, de Schikin, de la Chine et de Wahr, qui sont tous étrangers à cette guerre de vengeance ;

Ce sont les rois de Khatlan et de la Chine ;

Tu n’as pas à te venger de ces étrangers.

Ne les confonds pas avec le roi Afrasiab, qui ne distingue pas l’eau du feu, qui seul a réuni cette masse d’hommes et qui par cette guerre a attiré sur lui-même le malheur.

Il n’y a personne qui soit indifférent à la gloire et à l’honneur ;

Mais la paix vaut mieux qu’un combat.

Le messager s’approcha du héros au corps d’éléphant, la bouche pleine de paroles, le cœur rempli de fourberie et lui dit :

Ô vaillant roi, maintenant que tu as fini le combat, va prendre part au banquet.

Tu ne peux avoir pour le passé aucune haine contre le Khakan de la Chine ;

Il va se retirer, retire-toi aussi, car son armée renonce à la bataille ;

Du moment que Kamous a péri de ta main, le désir de combattre s’est éteint chez nous.

Rustem répondit :

Il faut m’amener les éléphants et m’apporter la couronne et le trône d’ivoire.

Vous êtes venus dans l’Iran pour le dévaster, pourquoi maintenant vous lamenter et vous plaindre de moi ?

Puisque le Khakan reconnaît que son armée est dans ma main et que la mienne agira aussi rapidement que le permettra ma modération, je lui donne la vie ;

Mais son collier et sa couronne sont à moi, de même que son éléphant avec le trône d’ivoire

Le messager répondit :

Ô maître de Raksch, ne dépèce pas le cerf qui court encore dans le désert.

Toute cette plaine est remplie d’hommes, d’éléphants et de troupes ;

Et le Khakan, le maître des trésors et de la couronne, s’y trouve.

Qui sait comment la journée tournera et qui sera victorieux dans cette bataille ?

À ces paroles, Rustem lança Raksch, en disant :

Je suis le vainqueur des lions, le distributeur des couronnes !

Je suis fort, j’ai mon lacet suspendu au bras ;

Est-ce le moment de me tromper et de me donner des conseils ?

Qu’est devant mon lacet le Khakan de la Chine ?

Qu’est un lion dans mon étreinte ?

Il fit voler son lacet roulé et prit le messager par le milieu du corps.

Il s’avança vers l’éléphant blanc et le roi de la Chine désespéra de vie.

Le héros au corps d’éléphant, le fils de Zal fils de Sam, jeta son lacet sur le roi de la Chine ;

La courroie partit de la main de Rustem et la tête du prince se trouva prise dans le nœud ;

Rustem le tira de dessus son éléphant et le jeta par terre ;

On lui lia les bras ; Rustem le mena jusqu’au fleuve Schahd, à pied, privé de son éléphant, de sa couronne, de son trône et de ses coussins et le livra aux gardes du Sipehbed Thous, qui fit retentir le ciel du bruit des timbales.

Tel est ce monde trompeur : tantôt il t’élève, tantôt il te déprime. 1

Tel a été, depuis qu’il existe, le ciel qui tourne : tantôt il te donne du miel et te comble de caresses, tantôt il t’abreuve de poison et de haine.

Il élève l’un jusqu’au sublime firmament, il abaisse l’autre et l’accable de maux et de douleurs ;

Il arrache l’un du trône des rois, il tire l’autre de la poussière noire.

Ce n’est ni par faveur ni par vengeance que tu agis ainsi, ô Créateur, mais par une profonde sagesse.

C’est de toi que vient ce qui est grand et ce qui est petit dans le monde.

Je ne sais qui tu es ; mais tout ce qui existe, c’est toi.

De toi vient toute joie et toute peine et l’agrandissement des uns et la décadence des autres.

Tu élèves l’un et en fais un roi, tu livres l’autre aux poissons de la mer.

Tu as donné à l’un, donne aussi à l’autre et n’excite pas la haine entre deux nobles cœurs.


  1. C'est Firdousi lui-même qui parle ici.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021