Keï Kaous

Kaous se met en colère contre Rustem

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Lorsque Rustem fut proche de la cour du roi, les grands, tels que Thous et Gouderz fils de Keschwad, allèrent à sa rencontre à la distance d’une journée ; ils descendirent de cheval et coururent vers lui et Rustem mit de même pied à terre.

Les grands lui adressèrent des questions amicales et ils se rendirent de là au palais du roi, cheminant avec allée grasse.

Arrivés devant Kaous, ils l'adorèrent ; mais il entra en colère et ne leur répondit pas.

Son air était sévère, son front couvert de rides ; il se tenait droit comme le lion de la forêt.

Il commença par pousser un cri de rage contre Guiv et oubliant toute décence il dit :

Qui est donc Rustem pour qu’il néglige ses devoirs envers moi et qu’il désobéisse à mes ordres ?

S’il y avait dans ce moment une épée sous me main, je lui trancherais la tête comme si c’était une orange.

Prends-le, amène-le, pends-le vivant au gibet et ne prononce plus jamais son g.

nom devant moi. »

Le cœur de Guiv bondit à ces paroles et il répondit :

Est-ce que tu porterais ainsi la main sur Rustem ? »

Le roi éclata contre Guiv et contre Rustem de manière à jeter dans la stupeur toute l’assemblée ; il ordonna à Thous de les prendre tous les deux et de les pendre vivants au gibet et lui-même se leva de son trône, brûlant de colère comme la flamme qui dévore les roseaux.

Thous s’approcha de Rustem et le prit par la main ; les braves en restèrent étonnés ; il voulait le conduire hors de la présence de Kaous, craignant que dans son ressentiment il ne fît une mauvaise action.

Mais Tehemten s’emporte contre le roi et s’écria :

Ne remplis pas ainsi ton sein du feu de ta colère ; toutes les actions sont plus mauvaises l’une que l’autre et tu n’es point digne de la royauté.

Fais pendre vivant au gibet ce Turc, réserve ton courroux et tes mauvais traitements pour ton ennemi.

Le Roum, le Segsar, le Mazenderan, l’Égypte, la Chine et le Hamaveran sont des esclaves prosternés devant mon cheval Raksch ; leurs cœurs ont été brisés par mon épée et mon arbalète ; et toi-même, ce n’est que grâce à moi que tu vis ; comment peux-tu laisser aller ton cœur à cette fureur ? »

Il dit et frappa rudement de sa main la main de Thous ; tu aurais dit que c’était un éléphant furieux qui l’assaillait.

Thous ! tomba par terre sur la tête et Rustem dans sa colère lui passa sur le corps pour sortir.

Rustem sor-9l lit, monta sur Raksch et dit :

Je suis le vainqueur des lions, le distributeur des couronnes.

Quand je suis en colère, que devient Kaous ?

Qui est donc Thous pour qu’il porte la main sur moi ?

C’est Dieu qui m’a donné la force et la victoire et non pas le roi ni son armée.

Le monde est mon esclave et Raksch mon trône ; mon épée est mon sceau et mon casque est mon diadème ; le fer de ma lance et ma massue sont mes amis, mes deux bras et mon cœur me tiennent lieu du roi.

Je rends brillante la nuit sombre avec mon épée ; je fais voler les têtes sur le champ de bataille.

Je suis né libre et ne suis pas esclave, je ne suis le serviteur que de Dieu.

Les braves m’ont appelé à la couronne, ils m’ont offert le trône et le diadème ; mais je n’ai pas voulu du trône des rois, je n’ai eu devant les yeux que les coutumes, mon devoir et la droite voie.

Si j’avais accepté la couronne et le trône, tu n’aurais pas maintenant ce pouvoir et cette haute fortune.

Ai-je mérité les paroles que tu m’as dites ?

Sont ce là les bienfaits que tu me devais ?

C’est moi qui ai placé sur ce trône Keï Kobad.

Que savais-je alors de Kaous et qu’était sa colère ?

Du vent.

Si je n’avais pas amené dans le pays d’Iran Keï Kobad, qui vivait dans la détresse et loin de la foule sur le mont Alborz, tu ne te ceindrais pas de la ceinture royale et du glaive de la vengeance, tu n’aurais pas ce pouvoir et ces richesses qui t’enhardissent à dire ces des paroles dures à Destan fils de Sam. »

Puis, il dit aux Iraniens :

Ce vaillant Turc viendra et ne laissera en oie ni les puissants ni les faibles.

Que chacun de vous cherche un moyen de sauver sa vie et qu’il y applique son intelligence.

Dorénavant vous ne me verrez plus dans l’Iran ; la terre est à vous et les ailes du vautour sont à moi. »

Il dit, poussa son cheval et les quitta ; tu aurais dit que sa peau se fendait sur son corps.

Le cœur des Iraniens se remplit de douleur ; car Rustem était le berger et eux étaient le troupeau.

Ils dirent à Gouderz :

Ceci est ton affaire et les liens qui ont été brisés seront renoués par ta main.

Car le Sipehbed, quoiqu’il ne veuille pas entendre nos paroles, aura sans doute égard à tes conseils.

Va auprès de ce roi insensé et parle-lui longuement de ce qui est arrivé, parle-lui avec douceur et avec patience ; il se peut que tu ramènes la fortune qui s’éloigne de nous. »

Alors tous les grands pleins de courage, tels que Guiv, Gouderz et Bahram le brave, tels que Rehham et Gourguin le vaillant cavalier, s’assirent ensemble, discourant entre eux et se disant l’un à l’autre :

Le roi n’a aucun égard à la coutume et à la décence.

Rustem est le Pehlewan du monde.

C’est à lui que Kaous doit la vie et il n’y eut jamais pour les malheureux un sauveur tel que lui.

Quand les Divs du Mazenderan ont chargé le roi et les grands de lourdes chaînes, que de peines et

de dangers Rustem n’a-t-il pas supportés ?

Il a dé- .chiré le corps du terrible Div, il a rétabli avec joie Kaous sur son trône, il l’a salué comme on salue les rois.

Et lorsque le pied de Kaous était chargé de lourdes chaînes dans le Hamaveran, Rustem a combattu tant de rois pour le secourir et n’a jamais tourné le dos devant le roi du Hamaveran.

Il a ramené Kaous sur le trône, il s’est prosterné devant lui dans la joie de son âme.

Si un gibet doit être se récompense, il ne nous reste plus qu’à nous enfuir ; et pourtant c’est le moment de combattre, car le sort nous serre de près. »

Le Sipehdar Gouderz fils de Keschwad partit, se rendit auprès du roi et lui dit :

Qu’a donc fait Rustem pour que tu détruises aujourd’hui la fortune de l’Iran ?

As-tu donc oublié le Hamaveran et ce qui s’est passé chez les Divs du Mazenderan, pour que tu aies donné l’ordre de pendre vivant au gibet Rustem ?

Il ne faut pas que les rois prononcent de folles paroles.

Maintenant qu’il est parti et qu’il survient un puissant héros, un Pehlewan semblable à un loup, qui as-tu pour lui résister sur le champ de bataille et faire lever au-dessus de sa tête la poussière noire ?

Guzdehem a entendu parler de tous tes guerriers et les a vus grands et petits et pourtant il dit :

Puisse ne jamais arriver le jour ou un cavalier ose penser à le combattre !

Insensé serait quiconque l’attaquerait, eût-il la bravoure de Rustem. »

Le roi écouta les paroles de Gouderz, il sentit qu’elles étaient conformes aux convenances et à la raison ; il fut honteux de ce qui s’était passé et confondu de sa conduite insensée.

Il répondit :

Tu dis vrai et ce qu’il y a de meilleur c’est la parole d’un vieillard de bon conseil.

Un roi doit avoir de la prudence, car la violence et le courroux ne mènent pas au but.

Il faut vous rendre auprès de Rustem et lui adresser beaucoup de bonnes paroles, lui faire oublier ma colère et lui montrer un avenir de bonheur.

Ramène-le auprès de moi pour que mon âme sombre redevienne brillante. »

Gouderz quitta le roi et se hâta de courir après le Pehlewan ; les chefs de l’armée partirent avec lui et suivirent les traces de Rustem.

Lorsqu’ils aper-çurent sur la route le héros au" corps d’éléphant, tous les grands l’entourèrent et se mirent à le bénir : Puisses-tu vivre éternellement et être heureux !

Que le monde entier soit sous tes ordres, que ta place soit toujours sur le trône !

Tu sais que Kaous est un écervelé et que sa parole n’est pas douce quand il est en colère, qu’il parle et s’en repent sur-le-champ et fait sa paix gracieusement.

Si Rustem a été blessé par le roi, les Iraniens du moins n’ont pas commis de faut pour qu’il quitte le pays d’Iran et lui cache son front fortuné.

Le roi est maintenant honteux.de ses paroles et se mord le dos de la main d’avoir été si rude. »

Rustem leur répondit :

Je n’ai aucun besoin de Keï Kaous ; ma selle est mon trône, mon casque est ma couronne, ma cuirasse est ma robe et mon âme ne songe qu’à la mort.

Qu’est-il devant moi Kaous ?

Une poignée de poussière.

Pourquoi au-rais-je peur de sa colère ?

Ai-je mérité les paroles inconvenantes qu’il m’a dites dans sa fureur ?

Lui que j’ai délivré de ses chaînes, à qui j’ai rendu la couronne et le trône ; lui qu’au jour du combat contre les Divs du Mazenderan, au jour de la lutte contre le roi du Hamaveran, j’ai tiré de la captivité et de la détresse quand je l’ai vu entre les mains de ses ennemis.

Ma patience est à bout, mon cœur est gros et je ne crains que Dieu le tout saint. »

À ces mots, le froid de la mort saisit toute l’assemblée ; mais Gouderz répondit au héros au corps d’éléphant :

Le roi et les grands qui portent haut la tête vont supposer tout autre chose. lis vont croire que le fier Rustem a peur de ce Turc et ils vont se dire tout bas : il faut bien, comme Guzdehem nous l’a dit, abandonner le pays ; car puiSque Rustem craint de le combattre, aucun de nous ne doit tarder.

J’ai vu que la cour n’était remplie que d’altercations sur la colère du roi et son action insensée et partout il n’était question que de ce Turc vaillant.

Ne tourne pas le dos au roi dans ces circonstances et ne ternis pas, par cette retraite, la gloire qui est si grande dans le monde.

En outre, maintenant que l’armée des ennemis nous serre de près, n’obscurcis pas follement cette couronne et ce trône.

Car aucun homme attaché à notre foi pure ne peut approuver que le pays de Touran nous couvre de honte. »

C’est ainsi qu’il parla à Rustem et celui-ci l’écouta avec étonnement ; à la fin il lui dit :

Si la peur était entrée dans mon cœur, je ne voudrais pas que mon âme restât dans mon corps et je l’en arracherais.

Tu sais que je ne fuis pas le combat, mais que le roi m’a traité avec indignité. »

Rustem sentit que sa position était telle qu’il ne pouvait que s’en retourner et se rendre auprès du roi.

Animé de ce sentiment, il se leva, reprit le chemin du palais et se rendit d’un pas fier auprès de Kaous.

Aussitôt que le roi le vit de loin, il sauta sur ses pieds et lui fit beaucoup d’excuses de ce qui s’était passé, disant :

Mon caractère et ma nature sont durs, mais on ne peut que croître tel que Dieu vous a planté.

Mon cœur s’était rétréci comme la nouvelle lune par la crainte de ce nouvel ennemi.

Je t’ai fait appeler pour trouver un moyen de salut, tu as tardé à venir et je t’ai traité durement.

Mais, ô héros au corps d’éléphant, quand tu t’es senti blessé, je me suis repenti et j’ai rempli ma bouche de poussière. »

Rustem lui répondit :

Le commandement est à toi, nous sommes tous tes esclaves et le monde t’appartient.

Et moi aussi je suis un des esclaves qui se tiennent devant tu porte, si tant est que je sois digne d’être compté parmi eux et je suis venu maintenant pour exécuter tes ordres. !

Puissent le bonheur et le pouvoir rester tes compagnons la Kaous lui dit :

Ô Pehlewan, puisses-tu être toujOurs heureux !

Viens, célébrons aujourd’hui une fête joyeuse ; demain nous nous préparerons pour la guerre. »

Kaous fit arranger pour la musique une salle digne d’un roi et le palais devint comme un jardin printanier.

On appela tous les grands et ils versèrent dans cette fête des joyaux sur la me du roi.

Des esclaves au visage de lis se tenaient debout devant le roi, jouant de la lyre aux cordes de soie et de la flûte.

Les braves burent du vin jusqu’au milieu de la nuit, célébrant les hauts faits des grands ; ils burent jusqu’à ce que le monde fût enveloppé de ténèbres et que leur cœur fût troublé par le vin.

Ils s’enivrèrent tous et partirent lorsque la nuit longue eut achevé son cours.

Dernière mise à jour : 28 déc. 2021