Rustem écouta les paroles de Bahman, et le cerveau du vieillard se remplit de soucis; il répondit:
Eh bien, j’ai entendu ton message.
Je me suis réjoui de te voir;
Porte maintenant ma réponse à Isfendiar dans ces mots:
Ô prince illustre, au cœur de lion, quiconque a du sens dans la tête réfléchit avant tout sur la possibilité d’une affaire.
Quand on est vaillant et victorieux, quand on possède ce qu’on a désiré, des trésors amassés, du pouvoir, de la bravoure et un grand nom, quand on est honoré par les plus puissants, quand on a dans le monde la position que tu as, on doit écarter de son esprit tout mauvais vouloir.
Adorons la justice de Dieu, repoussons de notre main la main du mal.
Toute parole inutile est un arbre sans fruits et sans parfum.
Si ton âme se laisse aller à la voie de la passion, tu te prépares pour longtemps une vie sans profit.
Quand un prince parle, il vaut mieux qu’il pèse ses mots, il vaut mieux que sa bouche s’abstienne de mauvaises paroles.
Ton serviteur a toujours été heureux des paroles de ceux qui lui ont dit que jamais mère n’avait mis au monde un fils comme toi, que tu dépassais tous tes ancêtres en bravoure, en sagesse, en intelligence et en prudence, car tel est ton renom dans le pays des Berbers, dans le Roum, dans la Chine et dans le pays d’Occident.
Ces liens qui te rattachent à nous m’ont rempli de reconnaissance, et je prie pour toi le jour et trois fois chaque nuit.
Ensuite j’avais demandé à Dieu une grâce dont l’accomplissement réjouit maintenant mon cœur, c’est de voir ton visage chéri, de contempler un homme si puissant, si héroïque et si bon, de nous asseoir ensemble joyeusement et de saisir les coupes pour les vider à la santé du roi des rois.
A présent j’ai obtenu tout ce que j’ai demandé et je cours jouir de ce que j’ai tant désiré.
Je vais me présenter devant toi sans armée, et j’entendrai de ta bouche les ordres du roi.
Je t’apporterai les traités que les rois m’ont accordés, en commençant par celui de Keï Khosrou et en remontant jusqu’à Keï Kobad.
Mais maintenant, ô homme vaillant, que tu t’occupes de moi, rappelle-toi mes nombreux hauts faits, le bien que j’ai accompli, les fatigues et les chagrins que j’ai supportés, le culte que j’ai rendu à tous les rois depuis les temps anciens jusqu’à ce jour.
Or si les chaînes doivent être ma récompense de toutes ces peines, si ce roi d’Iran veut me perdre, il aurait mieux valu ne pas naître, ou, étant né, ne pas rester dans cette vie.
Je viendrai, je te dirai tous mes secrets, et ma voix s’élèvera au-dessus de cette terre.
Mais puis-je marcher à pied, couvert de ma cuirasse en peau de léopard?
Puis-je laisser lier mes bras avec une courroie, moi qui ai brisé le dos de l’éléphant furieux et l’ai jeté dans les flots bleus?
Puisque je n’ai commis aucun crime qui eût mérité qu’on me tranchât la tête, épargne-moi les paroles rudes, réserve tes duretés pour en affliger le Div, ne dis pas ce que personne n’a jamais dit, ne cherche pas, confiant dans ta force, à enfermer le vent dans une cage.
Si puissant qu’on soit, on ne peut pas traverser le feu, ni passer l’eau sans nager, ni cacher l’éclat de la lune, ni rendre le renard l’égal du lion.
N’essaye donc pas d’obstruer ma route par des querelles; car moi aussi je puis vider une querelle, et jamais personne n’a vu des chaînes à mes pieds, jamais un éléphant furieux ne m’a fait reculer.
Fais ce qui est digne d’un prince, ne prends pas dans ta passion conseil du Div, aie le courage d’écarter de ton cœur la colère et la vengeance, ne regarde pas le monde avec l’œil de la jeunesse.
Fais rentrer le calme dans ton âme et passe la rivière, et Dieu, le saint, le juste, te bénira.
Honore ma maison de ta présence à une fête, ne te tiens pas loin de ceux qui te vénèrent, et de même que j’ai été humble devant Keï Kobad, je te recevrai dans la joie de mon cœur.
Viens chez nous avec ton armée, et reste avec nous joyeusement pendant deux mois;
Les hommes et les chevaux se reposeront de leurs fatigues, et la jalousie rendra aveugle le cœur de nos ennemis.
Le désert est plein de bêtes fauves, les cours d’eau sont couverts d’oiseaux, et, quelle que soit la durée de ton séjour, ils ne s’enfuiront pas.
Je te verrai déployer ta force de héros quand tu abattras avec ton épée des lions et des léopards, et quand tu voudras ramener dans l’Iran ton armée, la ramener au roi des braves, j’ouvrirai la porte de mes anciens trésors que j’ai accumulés à l’aide de mon épée, je t’apporterai tout ce que je possède, tout ce que j’ai réuni par la force de mon bras: tu en prendras ce que tu voudras, tu distribueras le reste, mais n’afflige pas notre cœur dans un jour pareil.
Quand le moment du départ sera arrivé, quand tu auras besoin de revoir le roi, les rênes de mon cheval toucheront les tiennes pendant toute la route, je me présenterai devant le roi joyeusement, mes excuses effaceront sa colère, je lui baiserai la tête, les pieds et les yeux, et je demanderai au grand roi illustre pourquoi mes pieds doivent porter des chaînes.
Et toi, Bahman, rappelle-toi tout ce que je t’ai dit et répète-le au puissant Isfendiar.
Dernière mise à jour : 7 sept. 2021