Cependant Bahman restait dans le Zaboulistan, passait sa vie à la chasse, au banquet et dans le jardin des roses.
Rustem enseigna à son ennemi à monter à cheval, à boire du vin, à tenir une cour;
En toute chose il le traitait mieux qu’un fils; jour et nuit il le pressait sur son cœur en souriant.
Lorsque les faits eurent répondu à ce qu’il avait promis à Isfendiar, et que Guschtasp n’eut plus de prétexte pour la vengeance, Rustem lui écrivit une lettre pleine de douleur, dans laquelle il lui rappela tous les souvenirs de son fils.
Après avoir invoqué les grâces de Dieu sur ceux à qui le repentir fait oublier la vengeance, il ajouta:
Dieu m’est témoin, Beschouten le sait, que j’ai fait tous mes efforts pour détourner Isfendiar du combat, que j’ai mis à ses pieds mon pays et mes trésors, que j’aurais préféré faire les choses les plus pénibles;
Mais mon destin a voulu qu’Isfendiar ne se laissât point attendrir, si plein que fût mon cœur de douleur, si remplie que fût mon âme de tendresse pour lui.
Telle a été la rotation du ciel, et personne ne peut choisir en face du sort.
Maintenant j’ai auprès de moi ce jeune homme qui désire la possession du monde, et qui est de meilleur augure pour moi qu’Ormuzd, mon étoile (Jupiter).
Je lui ai enseigné ce qu’un roi doit savoir;
J’ai payé, selon les dernières volontés de son père, la dette de la raison;
Et si le roi veut accepter mon repentir et me promettre d’oublier cette flèche fatale, tout ce que je puis par mon corps et mon âme est à lui, mon trésor et ma couronne, mon cerveau et ma peau.
Lorsque cette lettre parvint au roi du monde, il se trouvait isolé de tous les grands;
Beschouten vint et donna son témoignage;
Il répéta toutes les paroles de Rustem, raconta les angoisses, les conseils et les dernières volontés d’Isfendiar, et ce qu’il avait dit sur le combat et sur son estime pour Rustem.
Le cœur du roi se radoucit envers Rustem, et il cessa de s’affliger.
Il écrivit sur-le-champ une réponse, et planta un arbre dans le jardin de la royauté, disant:
Comment la rotation de la sphère sublime du ciel pourrait-elle amener la destruction sur un homme qui revient à la modération et qui s’avance dans la voie de la sagesse?
Beschouten m’a donné le témoignage que tu lui demandais, et tu as rempli mon cœur de bonne volonté.
Qui pourrait se soustraire à la rotation du ciel qui tourne?
Le sage ne s’occupe pas de ce qui est passé.
Tu es le même que tu as toujours été, et tu es encore plus grand;
Tu es le maître de l’Inde et de Kanoudj, et s’il te faut davantage, que ce soient des trônes et des sceaux, des épées et des casques, demande-les.
Le messager rapporta cette réponse en toute hâte, comme Rustem le lui avait ordonné, et le fils de Destan en fut heureux, et tous ses soucis et ses chagrins furent convertis en joie.
Ainsi se passèrent quelques années;
Le fils d’Isfendiar devint haut de stature, intelligent, instruit et fort, et il portait son diadème fortuné plus haut que tous les rois.
Djamasp savait, par des arts bons et mauvais, que la royauté était destinée à Bahman, et il dit à Guschtasp:
Ô roi bien aimé ! il faut que tu t’occupes de Bahman.
Il possède maintenant les connaissances que son père voulait qu’il acquît, et il est devenu un jeune homme brillant;
Il demeure depuis longtemps dans un pays étranger, et personne ne lui a jamais lu une lettre de sa famille.
Il faut lui écrire une lettre semblable à un arbre dans le jardin du paradis, puisque tu as dans le monde un héritier si noble, qui peut te faire oublier le deuil d’Isfendiar.
Guschtasp accueillit avec joie ce discours, et ordonna au fortuné Djamasp d’écrire une lettre à Bahman, et une autre au héros avide de combats, ainsi conçue:
Je remercie Dieu, ô Pehlewan du monde, que, grâce à toi, nous soyons heureux et que notre âme soit en repos.
Mon petit-fils, qui m’est plus cher que la vie, qui est plus renommé par ses connaissances que Djamasp, a appris par l’influence de ta fortune les règles de conduite et la sagesse, et je désire que tu me le renvoies.
Ensuite il fit écrire à Bahman:
Aussitôt que tu liras cette lettre, tu quitteras le Zaboulistan, car j’ai besoin de te voir;
Ainsi apprête-toi et ne tarde pas.
Lorsque le scribe lut à Rustem la lettre du roi, le héros, ami de la sagesse, s’en réjouit.
Il donna à Bahman de tout ce que contenait son trésor: des cottes de mailles, des épées brillantes, des caparaçons de chevaux, des arcs et des flèches, des massues, des poignards indiens, du camphre, du musc, de l’aloès frais, de l’ambre gris, des pierreries, de l’argent et de l’or, des chevaux, des pièces d’étoffes, des esclaves vieux et jeunes, des ceintures et des brides d’or, et deux coupes d’or remplies de rubis brillants;
Il lui donna tout cela, et ceux qui apportaient ces présents les comptaient devant le trésorier de Bahman.
Rustem l’accompagna pendant deux stations sur la route, puis il l’envoya auprès du roi.
Lorsque Guschtasp vit son petit-fils, des larmes de sang inondèrent ses joues; il lui dit:
Tu es un Isfendiar; dans le monde entier tu ne ressembles qu’à lui.
Il trouva que le prince avait l’esprit calme et observateur, et ne lui donna plus d’autre nom que celui d’Ardeschir.
C’était un héros plein de force, d’ambition, d’intelligence, de connaissances et de dévotion.
Quand il se tenait debout, la pointe de ses doigts descendait au-dessous de son genou.
Guschtasp le mit à l’épreuve pendant quelques mois, et ne cessait de regarder sa haute stature: dans les exercices de la place publique, dans les fêtes et dans les chasses, Bahman remportait la palme comme Isfendiar l’avait remportée.
Guschtasp n’avait jamais à exercer sa patience envers lui, et quand cela arrivait, il reprenait son pouvoir en buvant du vin avec lui. Il disait:
Dieu me l’a donné, j’étais affligé, il me l’a donné pour me consoler.
Puisse Bahman vivre éternellement, puisque j’ai perdu mon noble fils au corps d’airain;
Puissent son cœur être heureux et sa couronne puissante, son corps exempt de douleurs et son âme libre de tout mal;
Puisse son âme ne jamais souffrir de peine;
Puisse le monde rester sous ses ordres!
Dernière mise à jour : 7 sept. 2021