De là Isfendiar se rendit à son camp, et l’on renvoya de sa tente tous les étrangers.
Beschouten entra chez lui, et ils discutèrent de toute manière sur le combat qu’ils avaient à livrer.
Le héros dit:
Ce château ne tomberait pas entre nos mains par la force pendant bien des années; il faut donc que je risque ma vie et que j’essaye d’une ruse contre mes ennemis.
Tu veilleras ici jour et nuit et garantiras l’armée coutre une surprise de l’ennemi.
Un homme n’est digne d’honneurs et propre à l’empire et au trône du pouvoir que lorsqu’il ne craint le combat ni contre toute armée qui s’avance, ni contre le léopard dans la montagne et le crocodile dans l’eau.
Il emploie tantôt la ruse, tantôt la force; tantôt il est en haut, tantôt il est en bas.
J’entrerai dans ce château, déguisé en marchand, et ne dirai à personne que je suis un Pehlewan.
Je me servirai de tout moyen, j’emploierai toute sorte de savoir.
Aie toujours des sentinelles, envoie sans cesse des vedettes, ne te relâche d’aucune précaution; si tes sentinelles voient de la fumée pendant le jour, ou pendant la nuit un feu qui éclaire le monde comme le soleil, sache que c’est mon œuvre, et non pas un moyen employé par mes ennemis.
Alors mets en ordre tes troupes et fais-les partir d’ici, armées de cottes de mailles, de casques et de lourdes massues; déploie sur-le-champ mon drapeau, place-toi au centre de l’armée, avance-toi rapidement, la massue à tête de bœuf en main, et agis de manière qu’on te prenne pour Isfendiar.
Ensuite il appela le chef des chameliers, le fit mettre à genoux devant Beschouten et lui dit:
Prépare cent chameaux de charge, au poil roux, à la tête haute, des bêtes superbes.
Il en chargea dix d’or, cinq de brocart de Chine et cinq autres de joyaux de toute espèce, d’un trône d’or et d’une couronne d’un grand poids.
Il fit apporter quatre-vingts paires de caisses dont les fermetures n’étaient pas visibles, et choisit parmi ses héros cent soixante hommes qui certainement ne trahiraient pas son secret. Il plaça ces héros dans les caisses, fit charger les bagages et se mit en route.
Il choisit vingt de ses grands, des hommes qui portaient haut la tête et frappaient de l’épée, et ordonna à ces nobles de marcher devant la caravane comme des chameliers.
Le Sipehbed se dirigea ainsi vers le fort et marcha rapidement, déguisé en marchand, chaussé avec des bottines, ayant sur le corps une robe de laine, et portant dans ses ballots des joyaux, de l’or et de l’argent.
Il marcha ainsi avec cette magnifique caravane, précédé de ses chameliers.
Quand on entendit les clochettes de la caravane et qu’on vit marcher à sa tête un marchand, les grands dans la forteresse en furent informés, et ils en parlèrent longuement et avidement, disant:
Il vient un marchand qui vendra pour un direm ce qui vaut un dinar.
Les grands portant haut la tête et ayant envie de faire des achats allèrent à sa rencontre, et chacun demanda au maître des ballots ce qu’ils contenaient qui pouvait être utile.
Il leur répondit:
Avant tout il faut que je voie le roi; ensuite je montrerai mes richesses, s’il m’en donne la permission, et vos yeux les verront.
Il fit déposer les charges de ses chameaux, et se mit à réfléchir à ce qu’il fallait faire pour attirer les acheteurs.
Il prit un cheval, deux robes de brocart de Chine dont les bras et les manches brillaient, une coupe remplie de joyaux dignes d’un roi, des dinars pour l’offrande, et une pièce de soie qui couvrait la coupe et au-dessous de laquelle se trouvaient du musc et de l’ambre gris.
Lui-même se revêtit de brocart magnifique, et c’est ainsi que le voyageur se rendit auprès d’Ardjasp.
Quand il vit le roi, il versa sur lui les dinars en disant:
Puisse la raison être la compagne des rois!
Ô roi, je suis un marchand né d’un père turc et d’une mère persane.
J’achète des marchandises dans le Touran, je les porte dans l’Iran ou dans le désert des braves.
J’ai amené une caravane de chameaux, et je vends et j’achète des étoffes pour vêlements, des tapis, des pierres précieuses, des diadèmes et toutes sortes de belles choses.
J’ai laissé mes bagages hors du château, car j’estime que le monde est sous ta garde.
Si le roi trouve bon que mes chameliers fassent passer la caravane par la porte du château, je serai garanti de tout mal par la grâce de sa fortune et je dormirai à l’ombre de sa protection.
Le roi lui répondit:
Que ton cœur se réjouisse, que ton corps soit exempt de tout mal!
Personne ne t’inquiétera dans le pays de Touran, ni en Chine, ni dans le Madjin, si tu veux les parcourir.
Il assigna alors à Isfendiar un grand édifice dans le château d’airain, un magasin aux approches du palais, et ordonna de porter dans le château toutes les marchandises, pour qu’il pût faire de ce magasin un lieu de vente, et rester avec confiance dans cet asile.
Les compagnons d’Isfendiar chargèrent sur leurs dos les caisses et traînèrent les chameaux par la bride.
Un homme de sens demanda à un des porteurs:
Qu’y a-t-il donc de caché dans cette caisse?
Celui-ci répondit:
C’est notre intelligence que nous avons dû mettre sur nos épaules.
Isfendiar arrangea le magasin et le para comme une rose printanière.
De tous côtés arriva une foule d’acheteurs, et il se fit un grand trafic dans le magasin.
La nuit se passa, et à l’aube du jour Isfendiar se rendit auprès du roi dans sa salle d’audience; il s’avança, baisa la terre, bénit longuement Ardjasp et dit:
J’ai amené ces marchandises et cette caravane en toute hâte à l’aide de mes chameliers; elle apporte des bracelets et des diadèmes qui sont dignes d’un roi qui porte haut la tête.
Ordonne à ton trésorier de voir ce que j’ai de précieux dans mon magasin, qui est tout arrangé, et qu’il t’apporte ce qu’il pourra y rencontrer de digne de ton trésor, pourvu qu’il ne trouve pas que cela lui donne trop de peine.
Il appartient au roi d’accepter, et au marchand de présenter des excuses et d’invoquer des bénédictions.
Ardjasp sourit et le traita gracieusement; il le fit asseoir à une place plus honorable, et lui demanda son nom.
Il répondit:
Mon nom est Kharrad; je suis un voyageur, un marchand et un homme joyeux.
Le roi dit:
Ô toi qui réjouis le cœur, ne prends pas la peine de faire des excuses.
Dorénavant ne demande plus au chambellan la permission d’entrer, et viens chez moi quand tu veux.
Ensuite il lui fit des questions sur les fatigues de la route, sur l’Iran, le Touran et les armées.
Isfendiar répondit:
Pendant cinq mois j’ai enduré sur les routes des fatigues et des soucis.
Ardjasp lui demanda ce qu’on disait dans l’Iran sur Isfendiar et Kergsar.
Il répondit:
Ô prince bienveillant, chacun en parle selon ce qu’il désire.
Les uns disent qu’Isfendiar a été maltraité par son père et qu’il s’est révolté contre lui; d’autres disent qu’il conduit une armée du côté de Bersekhan, et, s’est dirigé vers la route des sept stations avec l’intention de faire la guerre au Touran et de se venger d’Ardjasp dans l’excès de son courage.
Ardjasp sourit et dit:
Aucun homme qui a de l’âge et de l’expérience ne dira cela, car si un aigle traverse les sept stations, appelle-moi un Ahriman et non pas un homme.
Le héros écouta ces paroles, baisa la terre et quitta le palais d’Ardjasp le cœur en joie.
Il ouvrit la porte de son beau magasin et la forteresse retentit du bruit qui venait de ce marché.
Il resta longtemps occupé à acheter et à vendre; tout le monde le trompait, il ne recevait qu’un direm pour ce qui valait un dinar: il confondait tout.
Dernière mise à jour : 7 sept. 2021