Isfendiar dit à Rustem:
Ma vie touche à sa fin;
Ne m’évite pas, lève-toi, viens ici, car j’ai changé d’intention.
J’espère que tu voudras écouter mes avis et mes dernières volontés: tu y verras la grandeur de mon estime;
Fais des efforts pour remplir mes désirs, et aide-toi de toute la puissance.
Tehemten prêta l’oreille à ces paroles; il s’approcha d’Isfendiar à pied et en gémissant; il versait des larmes de sang dans sa honte, et se lamentait d’une voix douce.
Cependant Destan avait eu des nouvelles du champ, de bataille, et, rapide comme le vent, il accourut de son palais, Zewareh et Faramourz partirent comme des insensés et cherchèrent pendant quelque temps les traces du combat;
Des cris se firent entendre du champ de bataille, tels que le soleil et la lune en furent obscurcis, et Zal dit à Rustem:
Ô mon fils! c’est toi que je pleure dans l’agonie de mon âme;
Car j’ai appris par les sages de la Chine et les astrologues du pays d’Iran que celui qui tuera Isfendiar doit périr, qu’il ne verra plus sur la terre que fatigue et malheur, et que dans l’autre monde il ne trouvera qu’un sort misérable.
Isfendiar reprit et dit à Rustem:
Ce n’est pas toi qui es la cause de mon malheur; c’était mon destin, et ce, qui devait être est arrivé.
Écoute mes paroles: Tu n’as été qu’un instrument;
C’est mon père qui a fait mon sort, et non pas le Simourgh, ni Rustem, ni sa flèche, ni son arc.
Mon père m’a dit :
Va et brûle le Séistan; je veux que le Nimrouz cesse d’exister.
Son but était de se conserver l’armée, le trône et la couronne, et de me faire disparaître.
Maintenant accepte de moi, comme si tu étais son père, Bahman mon fils illustre, mon confident prudent et vigilant, et rappelle-toi toutes mes paroles.
Rends-le heureux dans le Zaboulistan auprès de toi, et ne t’inquiète pas de ce que peuvent faire les méchants;
Enseigne-lui à commander dans la bataille, à ordonner une salle de festin, à aller à la chasse dans le désert, à boire du vin, à converser, à frapper de la raquette, à faire de la musique, à user du pouvoir, à jouir de la vie.
Djamasp, que son nom soit maudit, que jamais il ne réussisse en rien dans le monde! a prédit que Bahman sera mon successeur et le plus puissant des rois.
Rustem se leva à ces paroles, plaça sa main droite sur sa poitrine en signe d’obéissance, et dit:
Si tu meurs, je ne dévierai pas de ces paroles, et je ferai tout ce que tu ordonnes.
Je placerai Bahman sur l’illustre trône d’ivoire, je poserai sur sa tête la couronne qui réjouit les cœurs.
Isfendiar écouta Rustem et lui répondit:
Prends le fils quand le père sera mort.
Sache, aussi vrai que Dieu m’entend, aussi vrai que notre foi véritable est mon guide, que, malgré tout le bien que tu as fait, malgré tous les rois antérieurs que tu as protégés, ton nom respecté va être déshonoré, et que le monde va être rempli de cris contre toi à cause de ma mort.
Mon âme en est affligée, mais le Créateur l’a ainsi ordonné.
Ensuite il dit à Beschouten:
Je ne demande plus à la terre qu’un linceul.
Lorsque je serai parti de cette demeure passagère, mets en ordre mes troupes, et pars.
Arrivé dans l’Iran, tu diras à mon père:
Quand on est puissant, il ne faut pas se servir de prétexte.
Le monde t’obéissait, ton nom était gravé sur tous les sceaux;
J’espérais de toi mieux que ce que tu as fait; ce qui est arrivé est digne de ton âme ténébreuse.
J’avais réduit à l’ordre le monde par l’épée de la justice, et personne n’osait mal parler de toi;
Lorsque la foi vraie était établie dans l’Iran, le pouvoir et la royauté m’étaient dus;
Tu me l’avais juré devant les grands, mais en secret tu m’as envoyé à la mort.
Tu es maintenant satisfait, calme-toi donc, et assieds-toi sur le trône le cœur en repos;
puisque tu n’as plus rien à craindre de moi, écarte de tes pensée la mort, donne une fête dans le palais des rois;
A toi le trône, à moi les dangers et les luttes; à toi la couronne, à moi le cercueil et le linceul.
Mais un vieux Dihkan plein d’expérience a dit que la mort devance la flèche: ne te lie donc pas à tes trésors, à la couronne et à ton trône;
mes mânes t’attendront sur la route, et quand tu viendras, nous irons ensemble-devant le juge, nous parlerons et nous écouterons son arrêt.
Quand tu auras quitté Guschtasp, tu diras à ma mère:
Cette fois la Mort est venue me combattre, et une cuirasse n’est que du vent en face de ses flèches qui traversent tout, fût-ce une montagne d’acier.
Viens bientôt me rejoindre, ô ma tendre mère, et ne t’afflige pas pour moi, ne contriste pas ton âme, ne découvre pas ton visage devant l’assemblée;
N’essaye pas de voir encore une fois mes traits couverts du linceul: mon aspect ne ferait qu’augmenter ta tristesse, et aucun homme de sens ne t’approuverait.
Ensuite dis à mes sœurs et à mon épouse, qui languissaient en secret en pensant à moi, dis à ces femmes sages et vaillantes:
Je vous adresse un adieu éternel.
C’est le trône de mon père qui m’a perdu, le sacrifice de ma vie a été pour lui la clef des trésors.
Je lui envoie Beschouten, qui couvrira de honte son âme ténébreuse.
Il poussa un grand soupir, prononça ces paroles:
C’est Guschtasp qui m’a opprimé!
Et à l’instant son âme pure quitta son corps blessé, qui retomba sur la poussière noire.
Rustem, dans sa douleur, déchira ses vêtements, et s’écria, le cœur rempli d’angoisse, la tête couverte de poussière:
Hélas! ô vaillant cavalier, petit-fils d’un roi guerrier, fils d’un roi!
Mon nom était glorieux dans le monde, mais Guschtasp m’a préparé une fin malheureuse.
Ayant pleuré longtemps, il adressa au mort ces paroles:
Ô roi sans égal et sans pareil dans le monde!
Puisse ton âme entrer dans le paradis, puissent tes ennemis recueillir tout ce qu’ils ont semé !
Zewareh lui dit:
N’accepte pas ce prince, méfie-toi de lui.
N’as-tu pas entendu dire au Dihkan, d’après un ancien livre, que si tu élèves le petit d’un lion, ses dents deviennent aigues, il acquiert de la force, bientôt il cesse d’obéir et cherche une proie, et la première sur laquelle il se jette est son père nourricier?
Les deux pays retentiront de mauvaises passions, et l’Iran en souffrira le premier, car il a perdu un roi comme Isfendiar;
Mais ensuite la mauvaise fortune commencera pour toi: Bahman portera malheur au Zaboulistan, et les vieux guerriers du Kaboul trembleront devant lui.
Sois assuré que, lorsqu’il portera la couronne, il vengera Isfendiar.
Rustem lui répondit:
Personne ne peut résister au ciel, ni les méchants, ni les vertueux.
J’ai choisi un parti tel que la raison l’approuvera et que les bons s’en souviendront;
Si Bahman fait du mal, il aura à trembler devant le sort;
Mais toi, ne provoque pas le malheur par ta passion!
Dernière mise à jour : 7 sept. 2021