Guschtasp

Isfendiar arrive dans la montagne, auprès de Guschtasp

...

Isfendiar arriva sur la montagne rocheuse, aperçut son père et lui rendit hommage.

Le père, dont le cœur était navré, se leva, le baisa et lui passa la main sur le visage, en disant:

Grâces soient rendues à Dieu, ô jeune homme, de ce que je t’ai revu, le cœur en joie!

Ne m’en veux pas dans ton âme, ne t’indigne pas contre moi, et n’emploie pas ta force à te venger.

Gurezm, cet homme méchant et de mauvaise nature, a aveuglé mon âme et l’a détournée de mes fils.

Ses mauvaises paroles ont amené le malheur sur lui-même, et ses mauvaises actions ont perdu ce mauvais homme.

Mais je jure par le Créateur du monde, qui sait tout ce qui est connu et ce qui est caché, qu’aussitôt que je serai de nouveau heureux et victorieux, je te remettrai l’empire, le trône et la couronne.

Je fonderai bien des temples dans le monde, je te donnerai tous les trésors cachés que je possède.

Isfendiar répondit:

Puisse le roi être content de moi, car son approbation est la couronne, le trône et le diadème que j’ambitionne!

Que le maître du monde sache que, lorsque j’ai vu sur le champ de bataille Gurezm couché sur la terre, j’ai pleuré sur cet homme qui m’avait calomnié, j’ai pensé avec angoisse aux peines que le cœur du roi avait endurées.

Il m’est arrivé ce qui était dans ma destinée;

mais ce qui est passé je le regarde comme du vent.

Maintenant, quand je tirerai l’épée de la vengeance, quand je sortirai de ces rochers, je ne laisserai exister ni Ardjasp, ni le Khakan de la Chine, ni Kehrem, ni Khallakh, ni le pays de Touran.

Lorsque l’armée sut qu’Isfendiar était délivré de ses lourdes chaînes et de sa mauvaise fortune, elle arriva par troupes sur la cime de la montagne, auprès du maître de la terre; tous les grands, qu’ils fussent de sa famille ou étrangers, posèrent leur front sur le sol devant lui.

Isfendiar, à l’étoile fortunée, leur dit:

Ô hommes illustres, qui percez avec vos épées, tirez vos glaives trempés avec du poison, allez au combat et tuez les ennemis!

Les grands lui rendirent leurs hommages, s’écriant:

Tu es notre diadème, tu es le glaive de notre vengeance, nous t’offrons tous notre vie comme gage;

Nos âmes sont réjouies de ta vue.

Ils employèrent toute la nuit à mettre en ordre l’armée et à polir leurs cuirasses et leurs épées.

De nouveau Guschtasp parla tristement au fortuné Isfendiar des malheurs du sort; et ses yeux inondèrent ses joues de deux torrents de larmes lorsqu’il parla de la mort de ses jeunes fils, pleins d’ardeur pour le combat, qui furent tués sur le champ de bataille, et portaient sur leur tête une couronne de sang.

Cette même nuit Ardjasp apprit que Guschtasp avait été rejoint par son fils, que celui-ci, sur sa route, avait tué de nombreuses vedettes, et que le reste s’était enfui devant lui.

Il devint soucieux, convoqua ses grands et parla longuement en s’adressant à Kehrem:

Nous avions compté sur autre chose en commençant cette guerre.

Lorsque l’armée s’est mise en route, j’ai dit que le monde était hors de danger si nous trouvions ce Div dans les fers, que je serais le maître des trônes de l’ Iran et de la Chine, et que tous les pays nous rendraient hommage.

Mais aujourd’hui que ce fils du Div est en liberté, nous sommes inquiets du combat, et nos têtes sont livrées au vent.

Personne, parmi les Turcs, n’est son égal et ne peut tenir devant lui dans la bataille, et il vaut mieux que nous nous en retournions, contents de notre fortune et de notre victoire, dans le Touran, avec nos couronnes et nos trônes.

Il fit réunir tout ce qu’il avait de précieux, tous les trésors, les chevaux caparaçonnés, tout ce qu’il avait enlevé de Balkh, la glorieuse, et le fit remettre à Kehrem.

Il avait encore quatre fils plus jeunes que Kehrem, qui furent chargés de faire les bagages et de les placer sur cent chameaux, qui partirent par toutes les routes, chacun monté par un guide.

Mais le cœur d’Ardjasp était plein de crainte, sa tête remplie d’impatience, et la faim, le repos et le sommeil le fuyaient.

Or il y avait un Turc, nommé Kergsar, qui sortit des rangs de l’armée, s’approcha du roi, et lui dit:

Ô maître des Turcs et de la Chine, ne laisse pas fouler aux pieds ta gloire par un seul homme!

Regarde leur armée défaite, battue et en fuite, leur fortune toute ébranlée, les fils du roi morts et lui-même désespéré.

Il ne lui est venu en aide que le seul Isfendiar, et tu briserais le courage de ton armée, tu la laisserais vaincre par des paroles et sans combat!

Je suis l’égal d’Isfendiar dans la bataille, et je jetterai sur la terre le corps du héros.

Ardjasp écouta ces paroles, il vit que c’était un homme vaillant et prudent, et lui répondit:

Ô héros avide de combats! tu as du renom, une haute naissance et de la valeur;

Si tu fais ce que tu promets, si ta bravoure va aussi loin que la langue, je te donnerai tout, depuis le Touran jusqu’à la mer de la Chine;

Je te donnerai les trésors du Touran, tu seras le chef de mon armée et j’obéirai toujours à tes ordres.

Et sur-le-champ il le mit à la tête de l’armée, et lui promit le gouvernement des deux tiers du monde.

Lorsque le soleil eut levé son bouclier d’or et que la nuit sombre eut pris, de désespoir, sa tête dans ses mains, qu’elle eut jeté sa tunique couleur de musc et que la face du monde fut devenue brillante comme un rubis, une grande armée sortit de la montagne, conduite par Isfendiar, le vaillant maître du monde.

Lui-même se tenait devant l’armée, une massue à tête de bœuf suspendue à sa selle; le roi Guschtasp au centre, l’âme remplie du désir de se venger d’Ardjasp; Nestour, le fils de Zerir, plein de pensées profondes, devant lequel les lions féroces s’enfuyaient de la forêt, se plaça à l’aile droite; il commandait en chef et veillait à l’ordonnance de ses troupes; enfin Kerdouï, le vaillant, avait l’aile gauche et s’avançait brillant comme le soleil au signe du Bélier.

De l’autre côté Ardjasp formait ses rangs; les astres ne voyaient plus la plaine, tant il y avait de lances et d’épées sombres, et l’air était rempli de drapeaux de soie brodée.

Le centre, où Ardjasp se tenait, était noir comme de l’ébène; à l’aile droite était Kehrem, avec les clairons et les timbales; à l’aile gauche se trouvait le roi de Djiguil, auquel le lion au jour du combat aurait voulu emprunter du courage.

Ardjasp, voyant cette masse de cavaliers vaillants et armés de lances, partit et choisit une colline élevée, d’où il observait les armées de tous cotés; son cœur était terrifié par ses ennemis, le monde était sombre et noir devant ses yeux.

Il fit amener par les conducteurs des chameaux dix caravanes de dromadaires, et dit en secret à ses grands:

Si la bataille dure trop longtemps pour nous, si elle ne paraît pas nous apporter la victoire, la gloire et la joie de l’âme, moi et mes intimes nous trouverons moyen de faire notre retraite avec sécurité sur des dromadaires rapides.

Lorsque Isfendiar au milieu des deux armées, semblable à un lion furieux et la bouche écumante, s’ébranla comme le ciel qui tourne, sa massue à tête de bœuf en main, tu aurais dit qu’il remplissait toute la plaine et que sa peau se fendrait, à cause du feu de la colère qui le consumait.

Le bruit de la bataille et le son des trompettes se faisaient entendre, les héros de l’armée s’ébranlèrent, la plaine semblait une mer de sang, et les épées scintillaient dans l’air comme les Pléiades.

Isfendiar appuyait sur les étriers, il poussait des cris de tonnerre en frappant avec sa massue à tête de bœuf;

Il serrait dans sa main sa massue d’acier, et tua trois cents braves au centre de l’armée, s’écriant:

Aujourd’hui je réduirai en poussière la mer, pour venger la mort de Ferschidwerd.

Ensuite il se jeta sur l’aile droite, abandonna les rênes à son destrier ardent, et tua cent soixante héros.

Kehrem, voyant cela, s’enfuit, et Isfendiar s’écria:

Voici comment je venge mon grand-père, dont la mort a rempli de trouble le cœur du roi !

Ensuite il tourna les rênes vers la gauche, et toute la terre devint comme une mer de sang.

Il tua cent vingt-cinq des plus vaillants, tous des grands, possesseurs de couronnes et de trésors, et il s’écria:

Voici comment je venge mes trente-huit nobles frères qui sont morts.

A cette vue, Ardjasp dit à Kergsar:

Cette armée innombrable est détruite; il n’y a plus un homme de guerre, il ne reste plus un seul homme devant les rangs.

J’ignore pourquoi tu es demeuré silencieux, et pourquoi tu m’as conté toutes ces histoires.

Ces paroles réveillèrent le courage de Kergsar, et il alla au-devant d’Isfendiar le héros.

Il s’avança, un arc royal et une flèche de bois de peuplier à tête d’acier en main.

Quand il fut tout près, il plaça la flèche sur l’arc et la lança contre la poitrine du Pehlewan.

Isfendiar s’affaissa sur la selle pour faire croire à Kergsar que la flèche avait traversé sa cuirasse et avait blessé la poitrine brillante du Keïanide.

Kergsar tira une épée d’acier luisant et voulut trancher la tête à Isfendiar; celui-ci eut peur d’être blessé, détacha du crochet de sa selle son lacet roulé, et le lança, en prononçant le nom de Dieu le créateur, sur le cou de Kergsar; sa tête et son cou furent pris dans le nœud, et Isfendiar jeta par terre son corps tremblant; puis il lui lia les deux mains fortement sur le dos, serra le bout du nœud sur la nuque, enleva Kergsar de devant les rangs des armées et le traîna dans le camp iranien, la bouche couverte. d’une écume sanglante.

Il envoya son ennemi auprès de Guschtasp, le livra aux mains du roi au casque d’or, et dit:

Attache cet homme dans l’enceinte de tes tentes et garde-toi de le mettre à mort, jusqu’à ce que tu voies contre qui la fortune se déclare et qui sera victorieux dans ce combat.

Ensuite il retourna à la bataille et amena toute son armée au combat, en disant aux braves:

Où est donc Kehrem?

On ne voit plus son drapeau à l’aile droite.

Et où est Kender, le vainqueur des lions, qui frappe de l’épée et perce les montagnes avec sa lance et ses flèches?

On rapporta à Ardjasp qu’Isfendiar était allé attaquer Kergsar, que l’air était devenu violet du reflet de leurs épées, et que le drapeau à figure de loup avait disparu.

Ce prodige remplit de soucis l’âme d’Ardjasp;

il demanda un dromadaire et se dirigea vers le désert; lui et ses intimes montés aussi sur des dromadaires partirent en menant leurs chevaux à la main;

il laissa l’armée sur le champ de bataille et prit avec ses grands la route de Khallakh.

Isfendiar poussa des cris, et sa voix faisait trembler les montagnes; il cria aux Iraniens:

Ne tenez pas vos épées dans vos mains sans vous en servir, faites-leur des fourreaux dans le cœur et avec le sang de vos ennemis, faites du pays de Touran une montagne de Karen.

Les braves, avides de vengeance, se raffermirent sur leurs étriers, et les armées se jetèrent l’une sur l’autre;

la terre, les pierres et l’herbe disparaissaient sous des torrents de sang qui faisaient tourner les moulins.

Toute la plaine était jonchée de pieds, de têtes et de troncs dont les poitrines étaient fendues et dont les mains tenaient encore les épées;

les cavaliers s’élancèrent sur le champ de bataille, mais sans pouvoir ramasser toutes les parures qui le couvraient.

Quand les Turcs apprirent qu’Ardjasp était parti, la peau se fendait sur leurs corps; ceux qui avaient des chevaux s’enfuirent, les autres jetèrent leurs casques et leurs cuirasses, et se rendirent auprès d’Isfendiar en poussant des cris de détresse, et leurs yeux versèrent des larmes comme les nuages du printemps.

Le héros leur accorda leur grâce, et de ce, moment ne tua plus personne.

Il imposa silence à son cœur sur le meurtre de son grand-père, et chargea un grand de la garde des Turcs.

Lui et son armée se rendirent auprès du roi, leurs poitrines, leurs épées et leurs casques d’or couverts de sang;

son épée était collée à sa main par le sang, sa poitrine et ses épaules étaient froissées par la cuirasse.

On trempa sa main et son épée dans du lait pour les séparer, on tira les flèches de sa cotte de mailles;

Ensuite ce héros, qui ambitionnait la possession du monde, se mit dans l’eau, se lava la tête et les membres, joyeux de cœur et sain de corps.

Il demanda un vêtement de deuil et se présenta devant le maitre de la justice et de la vérité, et Guschtasp et son fils restèrent respectueusement et en tremblant, pendant une semaine, devant Dieu, le très-saint, en adorant le Créateur, le dispensateur de la justice.

Le huitième jour Isfendiar se montra, et Kergsar s’approcha de son trône, désespérant dans son âme de la douce vie, et le corps tremblant de peur, comme la feuille du saule qu’agite le vent.

Il dit:

Ô roi! cette assemblée ne te saura pas gré de ma mort.

Je serai ton esclave, je me tiendrai derrière toi, je te servirai toujours de guide pour la fortune, j’amoindrirai chaque malheur qui peut t’arriver, je te conduirai au château d’airain.

Isfendiar ordonna qu’on le reconduisit à ses tentes, les mains et les pieds liés.

Ensuite il se rendit au camp qui avait appartenu à Ardjasp, le meurtrier de Lohrasp; il distribua les choses précieuses qui s’y trouvaient, et en para les cavaliers et les fantassins; il mit à mort, parmi les Turcs qu’il avait emmenés prisonniers, ceux qui avaient fait du mal à son armée.

Dernière mise à jour : 7 sept. 2021